Critique de Jean-Marie Clairambault
Comment optimiser une fourchette ?
Au commencement il y avait des jardins, entourés de haies toujours vertes, et des propriétaires se prélassaient dedans. Le monde extérieur semblait conjuré pour de bon, et l’Histoire elle-même, apaisée, se survivait au rythme du barbecue. Le spectacle s’ouvre sur une visite presque muséale de cet espace feutré, voué à disparaître. Trois habitant.e.s de cette cloche de vert vaquent à leurs occupations – comment installe t’on une voûte céleste au plafond? – tandis que nous suivons l’investigation d’un quatrième personnage, hanté par une question différente : qu’est-ce qu’il y a derrière la haie? Ce que nous raconte Laissez nous juste le temps de vous détruire, c’est l’effondrement de la haie, et la fuite du propriétaire hors de son paradis, irrémédiablement perdu, en même temps que le siècle dont il devait être l’aboutissement et le triomphe définitif.
« Ah la la c’était vraiment n’importe quoi
C’était le 20ème siècle
Nous étions tous comme James Dean
Nous écrasions l’accélérateur et foncions dans la nuit
Nous avions des tas d’états d’âmes
Des tas de névroses
Nous chauffions dehors…avec nos radiateurs. »
La vivacité des acteurs répond à la souplesse d’un décor qui, en s’affaissant, nous donne à voir – par strates successives – le monde trouble qui se cachait derrière l’épaisseur de la haie. Cette mobilité permet au texte, composite, de se déployer dans des espaces distincts et intelligibles. La commande, passée à Emmanuelle Pireyre par Myriam Marzouki, fait suite à un spectacle précédent : Europeana, une brève histoire du 20ème siècle (écrit par Patrick Ourednik). Il s’agit donc ici, pour la compagnie du dernier soir, de poursuivre son exploration, en abordant maintenant la première décennie de ce millénaire tout neuf.
A la question du « que faire ? » que posait Lénine au début du vingtième siècle, les personnages d’Emmanuelle Pireyre répondent par un « comment faire ? », reflet d’un désarroi profond, d’une impuissance contemporaine, non seulement à changer le monde mais simplement à l’habiter. Loin de leur permettre un passage à l’acte il se décline pour eux sous la forme d’une litanie paralysante, recherche permanente d’un mode d’emploi introuvable : comment faire l’amour avec une vierge ? Comment éviter d’écailler son vernis ? Comment réparer sa machine a café ? Comment calculer son empreinte écologique ? Héritiers involontaires d’une conscience nouvelle de la catastrophe, écologique et financière, ils alternent entre la nostalgie d’un monde désormais révolu et le bricolage de stratégies d’émancipation individuelle, ou tout au moins, de déculpabilisation. Ainsi de ce couple qui décide d’abandonner des postes de cadres chez Alcatel pour bâtir ensemble une maison entièrement écologique. Leur tentative les dépasse vite et trahit la faillite de leur relation, quand ils s’aperçoivent que leur nouveau mode de vie leur accorde encore moins de temps libre que le salariat.
Laissez nous juste le temps de vous détruire court le risque d’un énième constat (même habile) d’impuissance. D’un ressassement qui faute de pistes nouvelles renvoie chacun.e à sa situation, inchangée, et donne à l’humour que déploie la pièce un arrière goût de complaisance. On nous apprend pourtant dans ce spectacle le cauchemar des traders, qui est – si jamais la foule des propriétaires déchus se rendait compte de leurs activités réelles– qu’on trouve des fourches pour y accrocher leurs têtes. Les fourchettes géantes, intégrées au décor, prennent finalement leur sens. Il n’est plus possible aujourd’hui de vanter la verte nature, les promenades en haute-montagne, constatent les quatre personnages, désemparés : Il s’agit d’inventer de nouvelles formes, qui parlent de crise, de gaz de schiste, de standard and poor’s. Pour ça, ils demandent encore quelques minutes.
Laissez nous juste le temps de vous détruire
D’ Emmanuelle Pireyre
Mise en scène : Myriam Marzouki
Avec : Johanna Korthals Altes, Stanislas Stanic, Pierre-Yves Gravière et Charline Grand
Scénographie : Bénédicte Jolys
Costumes : Laure Maheo
Musique : Toog
Lumières : Ronan Cahoreau-Gallier
Dramaturgie : Isabelle PatainDu 7 au 25 mars 2012
Du mercredi au samedi à 20H – dimanche à 16HMaison de la poésie
Passage Molière.157, rue Saint-Martin 75003 Paris
Métro Rambuteau – RER Les Halles
Réservation : 01 44 54 53 00