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Critique • «  Illumination(s) » Texte et mise en scène Ahmed Madani au THéâtre de l’Epée de bois

Juin 01, 2012 | Aucun commentaire sur Critique • «  Illumination(s) » Texte et mise en scène Ahmed Madani au THéâtre de l’Epée de bois

Critique Suzanne Teïbi

Les regards

D’abord il y a les regards. Qui nous dévisagent. Des hommes, que des hommes. Des garçons. Les « mecs des quartiers ».
On se regarde.
Nous, spectateurs, en chair et en os. Eux, télévisés, ils plongent en nous depuis leur écran de télé. Ils nous défient. Ils rentrent dans leur rôle. Ils enfilent leur regard attendu. Menaçants. Sourcils froncés.

Ils pourraient bien nous faire peur, ou nous attendrir. Ils ne parlent pas.
Ça dure un temps.
Puis la menace laisse place aux rires, les masques se transforment, les visages sourient, ou rient franchement – comme pour casser nos a priori.
Mais ça repart encore. Après les rires, les regards à nouveau, images diffusées en un mouvement perpétuel et envoûtant, entraînant notre propre jugement dans une boucle.
Et ça dure.
Ça y est, on s’est toisés, on a vu et bien vu ces regards. Ça dure encore.

Et puis Lakhdar arrive. Au milieu de nous, qui regardons ces écrans. Il se regarde dans ces télés. Il se révolte contre l’exploitation de son image.
Et le dispositif se complexifie.
Lakhdar, c’est l’homme à qui on n’a pas demandé son avis mais qui est sur les écrans.

Tout bascule. Les hommes qui ont déchiré nos billets de théâtre ne sont pas des ouvreurs. Sont-ils des vigiles? Des jeunes de banlieue? Des comédiens?
Ils sont tout ça à la fois. La réalité et la fiction s’emmêlent.
Les regards ne sont plus télévisés. Les hommes sont comme nous, de chair et d’os, et ils prennent enfin la parole.

« Tous les Arabes s’appellent Lakhdar »

Tour à tour, ils mettent en jeu Lakhdar. Le grand-père, le fils, ou le petit-fils.
Ils sont tous Lakhdar. Un Lakhdar changeant, avec ce point un commun: il représente l’Autre. L’immigré.

Ils passent d’un rôle à l’autre : colons, harkis, immigrés, émigrés, grand-pères, fils ou petit-fils algérien, incarnant la complexité du rappport entre l’Algérie et la France.
Plutôt que de parler concrètement de la guerre et des tortures, Ahmed Madani fait un pas de côté en traitant de la difficulté d’en parler. Les hommes qui ont vécu la guerre d’Algérie – qu’on appelait encore «évènements» il y a peu – ces hommes, Français et Algériens, n’en parlent pas.

Peut-être que la douleur est telle que ne pas la nommer la fait exister moins?

Qui est Lakhdar?

Ces hommes ne sont pas des comédiens professionnels, Ahmed Madani a voulu travailler avec des jeunes hommes du Val Fourré – la cité de Mantes-la-Jolie dans laquelle il a habité à son arrivée en France, en 1959 – avec la volonté de « faire émerger le réel pour créer du symbolique ».

Sur scène, ces hommes parlent depuis leur propre expérience de Lakhdar – Lakhdar, comme si tous les immigrés, Noirs et Arabes, mis dans un panier commun, formaient une unité? – ils ont leurs noeuds, leurs héritages. Ils portent leurs origines sur leurs visages et leurs épaules.

Avec une grande justesse et une vraie générosité, ils racontent Lakhdar, le cherchent en nous le racontant, en apprennent sur lui à mesure qu’ils nous en apprennent. Ensemble nous cherchons.
Qui est Lakhdar ? Qui est le Dormeur du Val (Fourré) ? Les banlieues ? L’Autre? Dort-il vraiment ?

Assurément non. Il est bien vivant.

Pour trouver Lakhdar, la musicalité et la choralité du texte sont centrales ici. Texte parlé, chanté, porté par un choeur qui s’empare de l’oralité nécessaire à l’Histoire.
Ces hommes sont époustouflants de justesse, de générosité, et d’émotion, alors même qu’ils se rient d’eux et de leur situation.
La frontière entre le rire et l’émotion n’existe plus. Plus on rit, plus on est ému.

Jamais victimisante, la parole tente de poser « le cas Lakhdar ».
Ahmed Madani s’attache plus à partager l’humanité de ses personnages qu’à s’attaquer aux clichés de manière frontale ou convenue.
Revendicateurs et iconoclastes, tous les Lakhdar essaient de trouver leur place en France. Est-ce possible? La question reste ouverte.

Illumination(s)

Texte et mise en scène Ahmed Madani
Avec: Boumes, Abdérahim Boutrassi, Yassine Chati, Abdelghani El Barroud, Mohamed El Ghazi, Kalifa Jonate, Eric Kun Mogne, Romain Roy, Issam Rachyq- Ahrad
Assistant à la mise en scène: Mohammed el Khatib
Création lumière et direction technique: Damien Klein
Création sonore: Christophe Séchet
Vidéo: Nicolas Clauss

Illumination(s) est précédé de Terres arbitraires une installation vidéo immersive de Nicolas Clauss

Du 3 mai au 3 juin 2012
mardi au samedi à 21h / dimanche à 18h
Au Théâtre de l’Epée de Bois
Cartoucherie – Route du Champ de Manoeuvre – 75012 PARIS

www.epeedebois.com/

Réservation: 01 48 08 39 74

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