Critiques // Critique ・ « Tauberbach », conception et mise en scène d’Alain Platel au Théâtre National de Chaillot

Critique ・ « Tauberbach », conception et mise en scène d’Alain Platel au Théâtre National de Chaillot

Jan 28, 2014 | Aucun commentaire sur Critique ・ « Tauberbach », conception et mise en scène d’Alain Platel au Théâtre National de Chaillot

ƒƒƒ Critique Denis Sanglard

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« Comment (sur)vivre avec dignité quand il nous reste très peu »

Alain Platel signe une nouvelle création décapante. Loin de toute provocation, d’images tocs. Deux sources d’inspiration singulières ont provoqué ce nouvel opus choc. « Tauberbach », Bach chanté par des sourds – projet d’Arthur Zmijewsky- et un documentaire, « Estamira » de Marcos Prado, histoire d’une femme atteinte de schizophrénie et qui survit dans une décharge des environs de Rio de Janeiro. L’occasion pour Alain Platel de travailler encore une fois au plus près de l’humain, dans ce qu’il peut y avoir de tragique et de profondément dérangeant. Mais pas de voyeurisme chez Alain Platel, pas de misérabilisme et de complaisance. Ce qu’il extrait c’est toute la beauté, la richesse enfouie aux fond d’êtres cabossés mais debout. Ce qui caractérise la danse d’Alain Platel, sa théâtralité exceptionnelle, c’est de considérer le geste non dans sa beauté mais dans sa justesse aussi étrange semble-t-il. Les corps sont justes parce que l’intention qui les meut, pulsions internes venues de profondeurs inconscientes, est juste. Les danseurs de la compagnie C de la B ont une virtuosité qui a l’élégance de s’effacer pour faire jaillir l’origine du geste, son archaïsme, sous-tendue au plus profond de chacun d’entre eux. C’est une danse brute comme il existe un art brut. Ce qui définit sans doute le mieux cette danse théâtrale est justement d’inverser les pôles habituels de la représentation et de présenter la laideur comme on représente la beauté. Parce qu’il n’y a strictement aucune différence. Ce qui est donné à voir c’est l’abrupt, ce qu’on ne montre pas d’ordinaire, ce que l’on cache soigneusement. Or pour Alain Platel l’irreprésentable se doit d’être représenté pour ce qu’il révèle de beauté intrinsèque. C’est élargir le spectre de la représentation, purgée de tout voyeurisme, et donner corps à ceux qui d’ordinaire n’ont pas voix au chapitre. Ainsi Alain Platel en ne détournant pas le regard nous offre la possibilité de voir autrement, au-delà. Alain Platel est un voyant au sens où Rimbaud l’entendait.

Sur le plateau une montagne de vêtement au centre de laquelle une femme semble régner. Ce bidonville est son royaume. Elle survit, elle vit, elle parle. Beaucoup. Des phrases qui n’ont de sens que pour elle, qu’elle nous adresse. Des formules comme des stances, qui tournent en boucle. « Brûlez tout ! ». « Garder le contrôle! ».  Parler c’est exister, résister. Elle entend des voix, une voix lui/nous parvient autre que la sienne, échos de la sienne. Autour ils sont cinq, vautrés dans ce tas de vêtements et qui peu à peu vont se lever, étranges créatures vierges aux gestes tout aussi étranges, aux corps anamorphosés. Une gestuelle déliée ou tremblée, saccadée. Le corps secoué de spasmes. Jamais vraiment droit. On ne sait qui ils sont mais ils vivent là semble-t-il ou peut être sont-ils simplement sortis de l’imagination troublée de cette femme. Peu à peu ils vont jouer. Jouer des rôles, ceux d’une vie, la nôtre, la leur, une vie considérée idéale, normale. Répondre aux questions de cette femme qu’ils entraînent peu à peu dans leur jeu de rôle. On aime, on séduit, on baise, on souffre, on déteste, on meurt…On danse, on chante même. Il suffit d’enfiler un vêtement, un de ceux qui traînent. Finalement c’est ça une vie, une succession de vêtements usagés qu’on enfile, qu’on retire. Fascinante création qui voit le corps exsuder la vie avec une innocence terrifiante, sans morale, sans jugement. Encore une fois le geste n’est pas beau chez Platel, il est terriblement juste. Estamira peu à peu en observant ces cinq qui l’entourent s’ouvre à eux, offre à son tour son corps aux métamorphoses et calme sa souffrance.

La formidable animalité des danseurs, leur acculturation volontaire qui efface toute référence à la réalité, à la représentation normée, dans cet environnement barbare, est simplement sidérante. Les danseurs de Platel expriment sans doute une danse originelle, leur corps est « un corps fondamentalement chaotique » comme l’exprimait le danseur butô Hijikata. Et ce chaos des origines est ici bouleversant parce qu’il débarrasse la danse de ses affects, de ses poses. C’est une danse de vie quand la vie même vous est déniée, votre humanité bafouée. Le corps est le germe résilient qui, suppléant la parole, vous explose à la figure. Et Bach chanté par des sourds n’est pas plus étrange que ce qui se passe sur le plateau. La convergence, la cohérence est justement dans cette bouleversante humanité qui s’exprime quand même. Histoire de résilience mais pas seulement. Entendre Bach chanté par ceux qui ne l’entendent pas- au sens où nous l’entendons, nous- c’est écouter une voix non discordante mais autre et tout aussi possible et nécessaire. Si les voix ne sont plus célestes ou cristallines elles n’en sont pas moins dans leur étrangeté et le malaise qu’elle suscite tout aussi justes et magnifiquement humaines.

« Tauberbach »touche délicatement du doigt la question de la différence. De la force peu commune que peut être la singularité mais également de la solidarité. C’est une plongée abyssale dans l’inconscient, une immersion dans la parole ténue et celle du chaos originel. Alain Platel est sans doute celui qui le mieux a compris la révolution de Pina Bausch, la danse-théâtre mise à toutes les sauces et jusqu’à l’indigestion parfois, ou le corps interroge notre humanité dans ce qu’elle peut avoir de contradictoire et de violent. Mais de formidable par le lien qu’elle crée. « Tauberbach »n’est pas un beau spectacle, expression qui perd tout son sens ici. C’est une création juste.

Tauberbach
Les ballets C de la B / Alain Platel
Conception et mise en scène : Alain Platel

Dramaturgie : Hildegard de Vuyst, Koen Tachelet
Direction musicale, paysages sonores et musique additionnelle : Steven Prengels
Lumières : Carlo Bourguignon
Décors : Alain Platel et les ballets C de la B
Costumes : Teresa Vergho
Régisseur plateau : Wim Van de Cappelle
Avec : Bérangère Bodin, Elie Tass, Elsie de Brauw, Lisi Estaras, Romeu Runa, Ross McCormack

Théâtre National de Chaillot
Salle Jean Vila
1, place du Trocadéro
75116 Paris
Du 24 janvier au 1er février 2014 à 20h30
Réservations et renseignements 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr

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