Critiques // Critique • « Trois doigts sous le genou », mise en scène Tiago Rodrigues/Mundo Perfeito

Critique • « Trois doigts sous le genou », mise en scène Tiago Rodrigues/Mundo Perfeito

Juin 13, 2013 | Aucun commentaire sur Critique • « Trois doigts sous le genou », mise en scène Tiago Rodrigues/Mundo Perfeito

ƒƒƒ Critique Anna Grahm

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®Magda Bizarro

Quand les auteurs sont des censeurs

Le Théâtre de la Ville invite sur les chantiers d’Europe 2013, la création portugaise dans 13 lieux parisiens. Mardi soir au théâtre des Abbesses, le spectacle ‘trois doigts sous le genou’ évoque la censure théâtrale sous le régime de Salazar, régime qui aliéna le pays de 1926 jusqu’à la révolution des œillets le 25 avril 1974, soit 48 ans de dictature, qui étouffèrent littéralement la création portugaise.

En se penchant sur les archives ouvertes récemment, Tiago Rodriguez découvre l’entêtement institutionnalisé des censeurs et décide de raconter de façon ludique les incroyables notes et interdits de la politique salazariste. Sur le mur du fond, des copies d’archives, rapports, lettres, avertissements et recommandations, des photos de comédiens, d’auteurs, Shakespeare, Brecht, côté jardin un grand portant de vêtements, côté cour un rideau de velours rouge, un peu partout en vrac des chaises emmaillotées dans du plastique, sur l’avant scène un poignard sur un tabouret et au milieu de la scène, une méridienne. Un homme affublé d’une redingote par dessus des vêtements d’aujourd’hui, et une femme dans sa ‘robe de reine’ pas complètement boutonnée, occupent le plateau sans rien faire. Derrière eux, sur le mur d’images, défilent des didascalies extraites de différentes pièces du répertoire classique.

Très vite les commentaires, toujours écrits, de la censure prennent le relais : pas moral, tendancieux, inconvenant, déconseillé aux familles, pièce écrite pour faire de la politique, apologie de l’adultère, obscène,  pièce subversive, ridiculise l’église, satire éhontée, inadmissible. S’installent alors une double lecture. Les répliques sont raturées, des mots sont coupés, on assiste aux corrections, tout ceci est fait ‘pour le bien de la nation’, ‘le public ne doit pas s’en rendre compte, la commission coupe, Célimène doit baisser la voix lorsqu’elle critique les hommes, il est recommandé de cacher le genou, trois doigts en dessous, sont interdits les cris, l’hystérie, la sensualité, les bras, les cuisses, le dos, les fesses, sont interdits les costumes indécents, les jupes trop courtes, les mots inceste, infanticide, suicide car ‘le théâtre est un lieu pour tous,et doit être compris par tous’.

 

Esprit de désobéissance

Les lettres émanant de la commission d’examen des spectacles sont incessantes, on craint par dessus tout, l’esprit de désobéissance. Le public devient l’Excuse qui permet à l’administration de réglementer, légiférer, classifier les spectacles qui pourront ou ne pourront pas être joués. Nous lisons ‘public pas prêt intellectuellement à comprendre, pas les bagages, public catholique, sème le doute dans l’esprit du public, le public n’a rien à gagner, que comprendrait-il, préserver le public des excès’. Nos deux acteurs nous chantent une chanson faite à partir de mots dérangeants, elle semble un peu désuète, sans doute échappe-t-elle un peu à nos esprits dévergondés. Ce qui nous apparaît cependant en filigrane, c’est le discours de nos chaines de télévision d’aujourd’hui qui prétend faire les programmes que le public demande, ‘on lui donne ce qu’il veut’. Les notes des censeurs de la section théâtre mises bout à bout sont édifiantes, elles rendent compte de l’opinion pas toujours si stupide des censeurs, car certains pensent que le théâtre est un lieu qui peut transformer les gens, on se rend compte qu’ils avaient peur des mots ! Il est dit par exemple qu’une jeune troupe est dangereuse, !!, on surveille les répétitions, les costumes, les inflexions de la voix des comédiens, on suit le texte mot à mot, la façon de bouger, de parler, on est tout le temps sur le dos des femmes, les corps des comédiennes sont très attaqués, la femme reste le grand sujet, et encore aujourd’hui…

On interdit les lumières rouges, la paranoïa est de mise, on soupçonne les auteurs de contourner la censure, on se méfie notamment des auteurs portugais car ils risquent de parler de ce qu’il se passe, on décrète donc que les auteurs nationaux sont nuls, et on va chercher des auteurs étrangers. En 1960, la bonne âme de Se-Tchouan de Brecht venue de France est jouée pendant 5 jours avant d’être retirée du circuit. Un petit film d’archive nous montre le style ampoulé du jeu des acteurs, un corps, une voix, des temps de sénateur. La culture fasciste voulait évacuer le rêve, niveler l’imaginaire, la tragédie donnée ici prête à sourire, pourtant on a donné de la soupe au peuple pendant un demi siècle, pourtant aujourd’hui encore un peu partout on articule des excuses financières, on avance des coupures budgétaires pour faire reculer la création. Alors que reste-t-il du crayon bleu, plus de trente ans après ?

Une bouffée d’air pour la culture certes mais le climat économique au Portugal n’est pas réjouissant. Alors comme partout, comme ici, une autre forme de censure règne sans doute, plus invisible, des interdits mieux intériorisés, et ces nouvelles modalités auxquelles il est difficile d’échapper s’appellent maintenant bâtons dans les roues, lynchage médiatique, ou passage sous silence, ce sont des entrefilets de jugements hâtifs ou lapidaires qui ne reposent plus sur la morale, non, mais alimentent des spectateurs pressés, fourbus, avides de détentes faciles. Avertissements sanctions vetos nivellent lentement le monde de la culture et malgré la qualité de la résistance,qui peut affirmer qu’il échappe à l’autocensure ?

 

Trois doigts sous le genou
De Tiago Rodrigues
Avec Isabel Abreu et Gonçalo Waddigton
Mardi 11 juin 20h30
Théâtre des abbesses
31 rue des Abbesses 75018 Paris
Métro : Abbesses
Réservations : 0142742277
www.theatredelaville-paris.com

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