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Critique • « Les Exilées », Irène Bonnaud, Les Solitaires Intempestifs, 2013

Nov 13, 2013 | Aucun commentaire sur Critique • « Les Exilées », Irène Bonnaud, Les Solitaires Intempestifs, 2013

critique Djalila Dechache

 les-exileesLes Exilées, Les Suppliantes sont à vrai dire le même texte d’Eschyle. Irène Bonnaud, metteur en scène et traductrice l’a revisité en le rattachant à l’histoire immédiate de l’Europe vis-à-vis des migrants du sud et en prenant comme texte d’origine le point de vue des femmes. Aujourd’hui, un migrant vient forcément du sud. C’est la tragique loi du système économique mondialisé qui ne cesse de déposer des corps épuisés, échoués après une traversée indicible de malheurs.

Pour Irène Bonnaud, le titre d’origine « n’a pas les mêmes connotations ; il trahit la parole ferme et décidée du chœur d’Eschyle et introduit la confusion avec une pièce d’Euripide qui a hérité du même titre » (p10). Soit. Querelle de mots ou pas, le titre Les Exilées perd de sa substance, se vide de son caractère propitiatoire, postule pour l’exil terrestre. Comme nous le rappelle si bien Julia Kristeva dans son ouvrage Etrangers à nous–mêmes : en Grèce, l’épouse est pensée comme une étrangère, une suppliante. Le rituel matrimonial prescrit de la traiter comme une suppliante placée sous la protection du foyer et de la mener par la main jusqu’à sa nouvelle demeure. C’est bien ce que toutes les candidates au mariage font de nos jours partout dans le monde et quelle que soit leur obédience religieuse. Par extension, l’évidence même dirait que la toute première étrangère est la femme vis-à-vis de l’homme.

Les Danaïdes, un étrange et familier destin

Qu’est ce qu’une suppliante ? Brûlante question. Nous trouvons, toujours chez Julia Kristeva, une riche réponse :

« Les Danaïdes, natives d’Egypte arrivent à Argos. Leur ancêtre Io, aimée de Zeus, est jalousée par l’épouse légitime Héra, qui la transforme en vache. Zeus, métamorphosé en taureau continue à l’aimer. Héra poursuit sa vengeance en lançant sur Io, un taon qui affole la malheureuse qui se met à errer d’Europe en Asie avant d’atteindre l’Egypte ». Irène Bonnaud précise qu’un « mariage forcé comme le refus d’hospitalité sont, pour elles-les Danaïdes-comme pour Eschyle, des impiétés qui mettront les dieux en colère » (p12).

D’autre part, cette dernière insiste sur l’africanité de l’histoire, l’usage de l’adjectif « noir » à plusieurs reprises et le peu d’intérêt que les metteurs en scène portent à ce texte. On ne voit pas vraiment le lien de cause à effet entre ces aspects, il est vrai que des textes tels que l‘Orestie, les Perses ou encore Les Sept contre Thèbes sont montés plus souvent. Tout d’abord Les Suppliantes est une pièce courte, à laquelle il faut ajouter un autre texte, prologue ou épilogue. Et puis, il faut être touché par le texte d’Eschyle, ce qui ne coule pas de source et, enfin, comprendre le mètre de la tragédie reste une démarche très subtile.

Les Danaïdes, les cinquante filles de Danaos fuient la terre natale et refusent le mariage organisé avec les cinquante fils de leur oncle Egyptos. Elles arrivent donc à Argos, pays de leur parente Io, se tiennent à la lisière de la ville, n’étant pas encore autorisées à entrer dans la Cité. En attente d’un décret que le Roi va quérir auprès de son assemblée.

D’après le texte d’Eschyle, « les étrangers sont acceptés s’ils sont suppliants, s’ils déposent devant l’autel des dieux, des rameaux, symbole de leur terre » (…). Danaos  conseille les filles en ces termes : « Les gens d’ici sont irritables, un langage trop assuré ne convient pas aux faibles ». Et, plus loin encore : « Mettez la modestie plus haut que la vie ».

La  traduction de Paul Mazon (Eschyle, Tragédies complètes, préface de P.Vidal-Naquet, Folio classique), qui a privilégié l’exactitude sur l’élégance, avec un résultat qui reste néanmoins beau, précise que « les parties chantées de la tragédie ont été imprimées en italique et des indications musicales sont là afin d’apporter des indications scéniques. La plupart sont tirées du texte d’origine où il est fait usage d’un grand nombre de mètres de la tragédie attique ».

Irène Bonnaud a expurgé les indications musicales. De même que chez Eschyle, le Chœur des Danaïdes est composé de leurs suivantes, c’est donc le Coryphée qui parle et qui négocie et le Chœur qui chante.

Jeunesse de l’humanité

Ce qui frappe dans le texte Les Exilées, c’est l’absence de quelque chose, l’absence de la vitalité, de la houle, de la fougue de la jeunesse de l’humanité et des peuples du sud, de la Méditerranée et au-delà. Et puis, on comprend bien vite que cette version est désossée de sa charpente originelle, une traduction volontairement empreinte du rythme du nord, des pays englobés dans l’hémisphère septentrional. D’autant qu’elle y a ajouté une postface composée de deux petits textes de Violaine Schwartz en lien avec sa démarche enserrée dans notre immédiate actualité.

Un même extrait de texte donne le ton que chaque traducteur a voulu distiller :

« Cité,
Terre
Rivières sereines d’Argos
Dieux là-haut dans le ciel
Et vous
Qui sous terre régnez sur les tombeaux
Juges redoutables
Surtout
Zeus qui sauves et protèges
Toi qui monte la garde devant la maison
Des justes
Accueillez ces femmes qui demandent l’asile
Accueillez-les en ce pays où souffle le respect.
Mais l’essaim de frelons qui me suit
Les hommes violents nés d’Egyptos
(…)
Empêchez-les de monter dans des lits qui ne veulent pas d’eux
(Traduction I.Bonnaud,4ème de couverture)

Autre traduction :

«  Ah! Puisse  ce pays, son sol, ses eaux limpides, puissent les dieux du ciel et les dieux souterrains aux lourdes vengeances, habitants des tombeaux

Puisse Zeus Sauveur enfin, qui garde les foyers justes, agréer cette troupe de femmes comme leurs suppliantes, en ce pays ému d’un souffle de pitié et, avant qu’en essaim pressé les mâles insolents issus d’Egyptos aient foulé du pied ce sol limoneux, dieux ! avec le vaisseau rapide,

Rejetez-les vers le large ; et qu’alors dans la tourmente aux cinglantes rafales, dans le tonnerre et les éclairs, dans les vents chargés d’averse, ils se heurtent à une mer farouche et périssent,

Avant d’avoir malgré le Ciel qui défend, asservi les nièces d’un père, en montant dans des lits qui ne les veulent pas ! » (Traduction Paul Mazon)

Mais nous, nous avons besoin du lyrisme et du souffle de nos ancêtres, de cette histoire aussi vieille que le monde. Nous ressentons la nécessité de mettre à leur juste et bonne place les lois de l’hospitalité, envers notre proche ou lointain voisin, nous éprouvons l’ardeur de nous rapprocher de nos origines, celle de la Méditerranée plurielle, berceau de nos croyances, terreau de nos rites et puissance de nos dieux et en hommage à Eschyle et son épitaphe :

« Ce mémorial renferme Eschyle fils d’Euphorion, athénien, mort dans Géla riche en froment. Le Mède à la longue chevelure et la baie célèbre de Marathon savent ce que fut sa valeur ».
Pour rejoindre l’actualité – qu’elle soit Lampedusa, Grèce de 2013 ou de tout autre lieu de désastre humain – la traduction d’Irène Bonnaud est à découvrir après celles qui l’ont précédée, celles qui reflètent le texte d’origine d’Eschyle et de toutes ses composantes.

Les Exilées
D’Eschyle
Traduction d’Irène Bonnaud
 
Les Solitaires Intempestifs
1 Rue Gay Lussac
25000 Besançon

www.solitairesintempestifs.com

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