ƒƒƒ critique Denis Sanglard
Une angoisse latente
Une famille. Un père, puissant industriel, qui souhaite passer la main et qui perd la mémoire des choses et du temps. Un fils qui revient auprès des siens et qui ne sait pas vraiment quel doit être son engagement désormais. Un frère effacé. Un beau-frère. Trois sœurs. Et une étrangère amenée là par le mari de la sœur aînée et dont nul ne comprend la langue ni ce à quoi elle peut bien servir dans cet appartement. Une famille donc, repliée sur elle-même, et autant de centres possibles d’un récit éclaté et parcimonieux. Où le silence feutré succède à des explosions verbales qui jaillissent, débordent, avant que de s’éteindre. Comme si le personnage s’effrayait de dire. Sans que le sens ne parvienne vraiment à surgir. Rien n’est dit vraiment, tout semble sur le point de sortir sans que jamais ne nous parvienne une exacte vérité. Il y a toujours une angoisse latente, une attente de quelque chose qui devrait advenir et qu’on ne maîtrise pas.
Rapport au monde
Au Monde n’est pas l’histoire d’une famille mais l’histoire de son rapport au monde. Comment chacun perçoit une réalité extérieure à laquelle il essaie de se conformer au risque de la contradiction. Joël Pommerat travaille sur cet interstice-là, cette brèche ouverte entre une réalité tangible et sa perception. Ainsi la sœur cadette n’a de cesse de vouloir éteindre la télévision pour ne pas voir l’émission qu’elle présente quotidiennement. Comme si l’image projetée n’était en rien conforme à celle qu’elle croit donner. Chacun des personnages de fait porte cette contradiction qui les met en porte-à-faux les uns envers les autres et envers l’extérieur qui ne parvient qu‘en écho lointain. Le regard qu’ils portent sur les membres de leur famille n’est qu’une projection subjective à l’aune de leur propre vérité ou de ce qu‘ils aimeraient offrir d’eux… Vérité toute relative, fragmentée, diffractée, qui fausse le regard et les rapports entretenus. C’est une source de malaise, d’angoisse contenue que peine à masquer l’image de la famille idéale, telle vue et voulue par le père. Il y a comme un mensonge, un non-dit dans lequel chacun s‘engouffre et se perd. Et ce sont les conséquences de cela, de ces mensonges diffus, de cette contradiction, plus ou moins conscients, que Joël Pommerat met en scène.
Théâtre de l’abstraction
Joël Pommerat c’est le théâtre de l’abstraction. Où la scénographie importe énormément. À l’image de cet appartement étrange. Hauts murs noirs, étroites fenêtres verticales, meurtrières que perce une lumière blanche et crue. Lignes droites et sèches qui découpent l’espace, enferment les personnage dans un huis clos, un labyrinthe étouffant et glacé. Des personnages en apparence réduits à leur plus simple expression. Gestes économes, jeu minimaliste, déplacements rares et précis, un rythme étrangement ralenti. Des silences pesés, une parole mesurée et qui soudain parfois s’emballe, irrésistible. Et une présence extrêmement concentrée, forte. Mais une présence qui contient une fêlure, un mystère, une part d’ombre que Joël Pommerat met en scène de façon subtile. Il n’explicite rien mais laisse ouvert sans jamais le combler ce vide dans lequel nous nous engouffrons comme s’engouffrent les personnages butant sur cette part indicible de l’autre. C’est une mise en scène abstraite dans le sens où elle dessine des lignes de forces, offre des fragments d’un même objet qu’elle a contribué à éclater, qui n’ont de sens que dans une globalité, une reconstruction mentale. Les noirs profonds et longs qui séparent les scènes participent de cette fragmentation et font de chaque scène un instant singulier, suspendu, autonome et tout à la fois partie d’un tout et dont la cohérence et le sens nous apparaissent peu à peu sans rien céder au mystère qui cristallise l’angoisse saisissant les personnages. Eux-mêmes, comme toujours avec Joël Pommerat, semblent être pris sur le fait, la scène déjà en cours. Se dégage donc une étrangeté, un côté fantastique au sens premier, par l’irruption d’un fait particulier dans le quotidien le plus banal et qui voit basculer un monde dans un ailleurs, un inconnu. Joël Pommerat concentre cela dans une famille et l’inconnu dans le champ intime qui voit les personnages renvoyés à eux-mêmes, dans leurs hésitations, leurs désirs, leurs identités, leur rapport au monde et aux autres. La perception de chacun, la vision en quelque sorte décalée du monde et de soi, de soi au monde, cette contradiction est le point de bascule qui voit s’effondrer les certitudes des personnages et dont le discours s’emballe pour masquer la perte. La mise en scène se concentre sur ce basculement précis qui voit naître et s’insinuer le malaise. Sans combler le vide qui aspire les personnages.
Encore une fois Joël Pommerat emmène les spectateurs dans un voyage incroyable. Une plongée en apnée. Cette création de 2004, on le voit, portait déjà la singularité de ce metteur en scène. La suite a montré la cohérence d’un metteur en scène creusant un peu plus à chaque création son propos. Remarquable est l’intelligence avec laquelle le fond et la forme portent le propos, portée par une équipe d’acteurs formidables en symbiose avec le metteur en scène et son projet. Du grand art…
Au Monde
De Joël Pommerat
Scénographie Eric Soyer, Marguerite Bordat
Lumière Eric Soyer
Collaboration artistique Marguerite Bordat
Costumes Marguerite Bordat, Isabelle Deffin
Son François Leymarie
Assistante pour la création Laure Pierradon
Avec Saadia Bentaïeb, Agnès berthon, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale, Roland Monod, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli
Jusqu’au 19 octobre 2013 à 20H
En alternance avec Les Marchands
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Métro Odéon-RER B Luxembourg
Location 01 44 85 40 40