ƒƒƒ critique Denis Sanglard
© Alain Richard
Une photo. Une photo inadmissible, violente. Une photo politique. La photo de la prison d’Abou Ghraib, publiée dans le Washington Post, qui acte la torture. Une jeune fille, une soldate, tient en laisse un homme, un prisonnier, nu. Partir de ça et aboutir au scandale. Celui d’écrire l’émoi devant cette femme, émoi érotique devant cette femme, devant cet acte de torture. « L’homme je m’en fous, c’est elle qui m’intéresse. » C’est dit, c’est écrit. Levons toute ambiguïté, il n’y a en aucun cas une quelconque complaisance à l’égard de cet acte barbare, rien qui justifie une quelconque adhésion. Non, il n’y a que l’acte d‘écrire le trouble devant cette image. Ce que cette image obsédante fait sourdre de scandaleux. Le scandale qui réside en la charge érotique et homosexuelle provoquée par cette femme qui tient en laisse cet homme nu. La force de ce texte, sa violence et son absolue beauté (oui on peut dire ça) tient à cette crudité, cette violence du désir qui éclate devant l’innommable d’une situation. Cette photo devient un palimpseste. Elle ouvre un gouffre en Claudine Galéa où surgit la nécessité impérieuse de l’écriture. Parce qu’à une image se substitue une autre image et de ce point de rencontre nait l’écriture. Elle désamorce le premier sens, évident, pour en superposer un autre, duquel surgira un autre encore. Et encore. Couches par couches la photo bientôt recouverte n’a plus d’autre sens que celui littéraire. La photo en quelque sorte devient un objet dramaturgique évidée de son sens premier et politique dont il est le support. Et ça, c’est bouleversant.
Ça parle d’amour, de celui pour l’amante, de toutes les amantes que la jeune fille à la laisse évoque de façon obsédante, ça parle d’enfance et de désamour, celui de la mère, celui du père. Ça parle du désir, ça parle d’homosexualité et du dégoût des hommes. Ça parle du corps. Du corps amoureux, du corps maternel, du corps pourrissant, du corps des victimes. Évidemment ça parle de la guerre, de la barbarie. Claudine Galéa n’élude rien de cette ambiguïté, de cette fascination amorale pour cette photo qu’elle punaise et dépunaise de son mur. Du trouble qu’elle provoque, des contradictions entre sa réprobation évidente d’un tel acte et de la fascination qu’elle provoque sur le plan sexuel.
Comment mettre en scène ça ? Comment aborder un texte scandaleux en ce qu‘il ouvre quelque chose de profondément troublant et polémique ? Sans en rajouter, sans se la ramener pour disons en rajouter dans la provocation. Il n’y a pas de mise en scène. Du moins Jean-Michel Rabeux intelligemment s’en déleste nécessairement. Il n’y a rien qui fasse obstacle entre le public et ce texte. Le choix de reprendre la structure du « ballon », cette salle circulaire qui offre une proximité incroyable, est pertinent. Nous sommes ainsi au creux, dans le creuset même, du texte, de l’écriture et du corps. Au centre duquel il y a Claude Degliame. Le corps de Claude Degliame. La voix de Claude Degliame. Et cela suffit. Ce corps qui semble ramassé sur lui-même, prêt à bondir. L’impression tenace que ce corps est matrice d’écriture. Un corps en écriture. Et cette voix si particulière qu’elle module tant et qui monte vers le public, ce chant qui vous prend aux tripes parce qu’il vient du plus profond, de ses tripes à elle. Le corps est plein de ce texte, habité, débordé par lui. Il surgit comme un cri, comme une impérieuse nécessité. Sans excès et presque avec une étrange douceur et même parfois une ironie amère. Et quand, lassée, fatiguée, elle s’assoit dans le public et qu’elle murmure « Peins, Bérangère. » intervient alors Bérangère Vallet, peintre. Qui de la photo initiale va petit à petit réinterpréter celle-ci. Elle aussi couche après couche, en noir et blanc, va donner un autre sens, se focaliser sur un détail qu’elle va grossir. Un visage, un œil. Peu à peu la photo va disparaître et une œuvre nouvelle surgir. Avant que Bérangère Vallet ne la recouvre entièrement de noir, monochrome troublant par sa radicalité mais si évident. L’évidence est sans doute ce qui peut mieux définir cette mise en abîme vertigineuse. Jean-Michel Rabeux n’est pas resté au bord du gouffre, au bord de ce texte raide-tendu, il y a plongé. Et nous avec.
AU BORD
De Claudine Galea
Mise en scène de Jean-Michel Rabeux
Avec : Claude Degliame et Bérengère Vallet
Lumières : Jean-Claude Fonkenel
Assistanat à la mise en scène : Elise Lahouassa
Conception du Ballon : Pierre-André WeitzDu 31 mars au 15 avril
Les lundis, jeudis, vendredis et samedis à 20h30
Les mardis à 19h
Les dimanches à 15h30
Relâche les mercredisMC93 Bobigny
9, boulevard Lénine
93000 BobignyRéservations 01 41 60 72 72
www.mc93.com