ƒƒƒ critique Denis Sanglard
© Patrick Berger
« Il n’y a pas de spectacle. » murmure un personnage. Non il n’y a pas de spectacle. Mais une expérience à traverser. Des fantômes traversent le plateau nu, nous observent avec attention, un étrange sourire aux lèvres. Pas un mot. Pas un son. Seuls parfois deux chanteurs, ensemble ou séparément, haute-contre et soprano font entendre leur chant. Un chant qui se brise quelquefois. Il y a bien des élans, une tentation de s’exprimer enfin, mais rien ne vient, rien ne sort de ces lèvres closes aux sourires énigmatiques. Parfois même nous semblons ne pas exister pour eux. Ignorés ostensiblement. Leurs actions sont sources d’étonnement, d’énigme pour nous. Tout cela est fort mystérieux, étrange. Aucune explication. Les séquences s’enchaînent sans logique apparente. Parfois même ils sont simplement là, présence stoïque, qui attendent on ne sait qui, on ne sait quoi. Souvent le plateau est vide, désespérément vide, les fantômes ont renoncé et le noir se fait. Un noir profond qui nous happe et que perce à peine la servante du théâtre, tout là-haut et qui a remplacé depuis longtemps le lustre du théâtre. C’est troublant, c’est agaçant, c‘est magnifique.
Que peut bien vouloir nous dire Yves-Noël Genod ? Peut-être lui-même ne le sait-il pas. Sans doute rêve-t-il. Qu’importe. Ce qu’il offre c’est quelque chose d’infiniment rare et délicat. Précieux et fragile tout à la fois. La possibilité de faire nous-mêmes œuvre de création. C’est avec une évidente générosité qu’il nous donne cet espace, qu’il fait le vide pour qu’à notre tour nous rentrions en scène, nous investissions le plateau. Nous inventions notre propre spectacle. Oui, il n’y a rien sur scène. En apparence. Mais dans ce rien se niche toute la formidable théâtralité de Yves-Noël Genod. Car c’est un poète facétieux, un enfant grave, avec un sens incroyable de l’espace. Ce n’est rien de dire qu’il investit les Bouffes du Nord, ce sont les Bouffes du Nord qu’il met en scène, ce lieu unique. Oser ce plateau vide – et dans la durée – c’est convoquer d’autres fantômes, ceux qui les précédèrent, les ombres tutélaires, Peter Brook en premier lieu. C’est rendre hommage à cet architecture qui convoque irrémédiablement le théâtre. Jouer de la lumière sur ces murs comme il le fait, c’est affirmer que ce théâtre, ces murs délavés, sont les premiers personnages de sa création. D’ailleurs les personnages semblent souvent comme absorbés par eux, se fondent en eux. Il n’est pas anodin non plus que leur apparition ou leur sortie de scène se fasse par les portes latérales qu’ils claquent ostensiblement.
« Il n’y a pas de spectacle.» En effet mais il y a le théâtre dans ce qu’il convoque en nous d’intime et de profond. Ce que nous propose Yves-Noël Genod, c’est un partage. Que nous, les spectateurs, soyons aussi le théâtre. Qu’avec trois fois rien, nous bâtissions un monde, mettions en branle notre imaginaire. Que nous cessions d’être passif. On peut ne pas adhérer et trouver cela vain ou prétentieux. Mais Yves-Noël Genod a sans doute compris que la force poétique de ses images, leur formidable étrangeté, et le refus d’y donner ou y voir un sens, permettent à chacun d’avoir accès, et librement, au théâtre. Cela n’a rien d’un manifeste. C’est à mon sens une démarche poétique, utopique. La force d’Yves-Noël Genod, on le voit dans cette création, est de concevoir et de mettre en forme, réaliser et réussir ce qu’il a pressenti, rêvé. C’est un théâtre qu’on peut qualifier de surréaliste car il ne se soucie guère du sens. Seul le choc des propositions, des images qui en découlent, accolées les unes aux autres et la poésie qui en surgit, suffit pour qu’explose une nouvelle théâtralité qui frappe par sa justesse, son évidence. Ce n’est pas le propos, l’action ou sa logique qui importe mais ce qu’elle offre de possibilité visuelle et de confrontation avec un lieu et un public à qui l’on donne ou plus précisément à qui l’on rend sa place légitime. La première.
1er Avril
Mise en scène et scénographie : Yves-Noël Genod
Recréation
Avec : Bertrand Dazin contre-ténor, Louis Laurain trompette, Jeanne Monteilheit soprano, et Simon Espalieu jeu
Guest, apparitions, fantômes et séraphins : Soleïma Arabi, Fernanda Barth, Damien Côme Bernard Chapelle, Simon Espalieu, Bernard Genod, Yves-Noël Genod, Boris Grzeszczak, Baptiste Kubich, Pietro Marullo, Perle Palombe, Ana Pi, Ambroise Sabbagh, Dominique Uber
Son : Benoit Pelé
Lumière : Philippe Gladieux
Conseils dramaturgiques : Youness Anzane
Scénographie : Boris Dambly
Assistants : Simon Bomo, Gildas Gouget
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis boulevard de la Chapelle
75010 ParisDu 1er Avril au 12 avril, du mardi au samedi à 21h
Relâche dimanches et lundisRéservations 01 46 07 34 50
www.bouffesdunord.com