Critique de Dashiell Donello
Les belles chaussures des lieux communs et des fausses apparences
Nous sommes dans une maison de riches bourgeois à Londres en 1665. Au-dehors, la grande peste impitoyablement fait son œuvre d’anéantissement. Une quarantaine est ordonnée pour éviter une pandémie irréversible. Cela oblige à l’antinomie d’une cohabitation de classes sociales qui, sans cette assignation à la promiscuité fortuite, ne se seraient jamais rencontrées. C’est un huis clos où, le pouvoir, l’amour, la mort, vont révéler un autre monde possible : l’intériorité des êtres par le lâché prise de leur jardin secret.
Les domestiques des époux Snelgrave sont tous morts de la peste. Ce qui oblige le couple à une prudente et nécessaire incarcération hygiénique. A leur insu, Bunce un jeune marin et Morce une fille du peuple de douze ans, s’introduisent chez eux. A l’extérieur, un garde empêche que quiconque ne sorte de la maison, c’est Kabe qui fait sentinelle jour et nuit. A l’intérieur l’emprisonnement pesteux va peu à peu inoculer de la plèbe dans la petite noblesse londonienne et vice versa. Comme une puce qui par sa piqure métisserait par le sang les inégalités sociales, la morale, le désir charnel, la négation d’un corps brulé et ferait prendre conscience, par ce sang, que rien ne sépare un être humain d’un autre être humain ; sinon de belles chaussures de lieux communs et de fausses apparences.
Snelgrave : Du point de vue de l’Histoire, les pauvres ne pourraient jamais se mettre aux belles chaussures. Il ne l’ont jamais fait et ne le feront jamais.
Dans le programme de la Comédie Française on peut lire ceci sur cette auteure peu connue en France :
« Naomi Wallace est née aux Etats-Unis dans l’état du Kentucky. Elle a grandit entre Amsterdam et Louisville. Dramaturge, scénariste et poétesse, elle se fait d’abord connaître par ses poèmes publiés aux Etats-Unis et en Europe. Son écriture ample, précise et très poétique, ne craint pas d’aborder de grands thèmes politiques et sociaux, tout en confrontant le monde extérieur aux méandres de l’intime (…) Son activité théâtrale est couronnée de nombreuses distinctions dont le prix Susan Smith Blackburn, le prix Kesselring, la récompense Fellowship of Southern Writers Drama, et un Obie. Ses pièces sont publiées en France chez Théâtrales, et traduites par Dominique Hollier.»
Voir l’horizon pour confirmer la plage
Pour Naomi Wallace le déclic de son écriture part d’un conflit historique et d’une image qui nourrit son imaginaire. Pour employer une métaphore, c’est comme si, il lui fallait voir l’horizon pour confirmer la plage.
C’est en lisant les écrits de Daniel Defoe sur la peste à Londres et en trouvant l’image d’un doigt qui s’introduit dans une blessure que Naomi Wallace a écrit « Une puce épargnez-la ». Pour nous parler d’aujourd’hui, elle interroge les temps anciens. Pourquoi pas, mais cela peut se discuter, car le XXIème siècle ne nous épargne pas non plus des maladies pandémiques, des émeutes, des conflits guerriers et des injustices sociales. Mais ne boudons pas notre plaisir. Naomi Wallace est la première auteure américaine contemporaine à entrer au répertoire du Français. Champagne ! Ce n’était pas arrivé depuis Marguerite Duras avec Savannah Bay en 2002, et Marie NDiaye avec Papa doit manger en 2003.
Anne-Laure Liégeois dans sa mise en scène cherche le contraste d’une scénographie lessivée au vinaigre tout en murs gris, avec des feux de la rampe aveuglants pour découper les scènes et remplacer les noirs. Si le décor est en concordance avec de la pièce, la répétition des feux devient désagréable et nous agace à la longue. Cependant son choix fait sens et la situation est menée à bon port.
La direction d’acteurs est bien maîtrisée et c’est un quintette qui nous ravit tout en nuance émotive et en ramification de jeu via les variations des styles que les personnages incarnent avec justesse. La discipline affectée voir la rigidité de la pose chez Snelgrave (Guillaume Gallienne). L’exaltation de Morse (Julie Sicard) sensuelle adolescente qui se paie en orange ou en sucre. Darcy (Catherine Sauval) brulée dans tous les sens du terme par un désir occulté et qui peu à peu se dévoile dans l’adultère et enfin Bunce (Christian Gonon) cerbère et messager de la mort. Tous bien en place sont à féliciter. Une belle entrée au répertoire et une bonne nouvelle pour les auteurs contemporains.
Une puce, épargnez-la
De Naomi Wallace
Publication (en français) éditions Théâtrales, maison Antoine Vitez, 2007
Traduction Dominique Hollier
Mise en scène et scénographie d’Anne-Laure Liégeois
Assistant à la mise en scène, Fabrice Xavier
Avec Catherine Sauval, Guillaume Gallienne, Christian Gonon, Julie Sicard, Félicien Juttner
Lumières de Marion Hewlett
Costumes d’Anne-Laure Liégeois et Renato Bianchi
Collaboration à la scénographie, Valérie Jung
Réalisation sonore de François Leymarie
Entrée au répertoire
Comédie Françaisedu 28 avril au 12 juin 2012 – matinée à 14h, soirées à 20h30
Théâtre éphémère
Place Collette 75001 Paris
Métro : Palais-Royal Musée du Louvre
Réservation : 01 44 58 15 15
www.comedie-francaise.fr