Critiques // « Ciseaux, papier, caillou » de Daniel Keene au Théâtre de la Colline

« Ciseaux, papier, caillou » de Daniel Keene au Théâtre de la Colline

Mai 15, 2010 | Aucun commentaire sur « Ciseaux, papier, caillou » de Daniel Keene au Théâtre de la Colline

Critique de Denis Sanglard

« Tu veux être invisible. »

Ciseaux, papier, caillou de Daniel Keene, présenté au Théâtre de la Colline dans une mise en scène de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, est une pièce courte mais forte. D’une densité incroyable. Par l’extrême économie de l’écriture, ce qui en aucun cas signifie pauvreté, chaque figure, chaque caractère atteint un degré tragique rarement atteint depuis Edward Bond.

© Élisabeth Carecchio

Mais ce tragique quotidien les mots eux-mêmes ne parviennent que difficilement à le traduire. La parole est en suspens. Les personnages s’expriment peu. Taiseux, parce qu’ils savent aussi l’impuissance à traduire une expérience qui restera toujours singulière et que nul ne pourra comprendre, disent ils, pas même les proches, sinon par bribes étranglées. Reste le silence. Reste les regards. Reste les corps. Et c’est ce silence têtu, ces regards perdus et ces corps fatigués qu’il faut entendre. Entre les mots donc. Et quand la parole sourd, raclée à l’os, c’est au chien que l’on s’adresse, à soi, à l’ami, au public, au vide. Ce qui revient au même. « Au mieux, les mots peuvent suggérer la réalité d’une expérience, mais il ne peuvent jamais la contenir » dit Daniel Keene. Et ce qui circule ici entre les êtres est bouleversant. Bouleversant parce que quelque chose demeure inaccompli, inachevé, inexprimé. Et s’ajoute au désarroi et à l’impuissance des personnages soudain plongés dans une réalité qui leur échappe brutalement. A laquelle ils tentent désespérément de redonner un sens pour ne pas disparaître aux yeux des leurs et de la communauté devant ce sentiment d’abandon qui les submerge. Ils sont à nu pour la première fois et se découvrent fragiles et précaires. Rien ne semble pouvoir les retenir. «Tu veux être invisible. » répète sa femme au tailleur de pierre. C’est dans cet effacement progressif de l’individu qu’est le tragique contemporain selon Daniel Keene.

« On déprime tous, putain ! »

© Élisabeth Carecchio

Kevin, le tailleur de pierre, a perdu son travail. Ce qui faisait sens et lien avec la communauté, avec sa famille, lui semble désormais perdu. Les mains soudainement vides, le corps ballant, d’allers et retours entre sa cuisine et l’ancienne carrière devenue décharge, il tente de comprendre, de se reconstruire, de rester debout sous les yeux de sa femme et de sa fille impuissantes et qui chacune à leur manière épaulent cet homme qui ne veut pas renoncer à retrouver une place. Devant cette rupture, cet abandon, Kevin oscille au bord du gouffre.

Kévin c’est Carlo Brandt. Ce qu’il fait passer ici, dans un mutisme borné, est indéfinissable. A l’impuissance des mots, à ceux qui lui échappent, il substitue et impose une présence massive prête à s’effriter. Un corps soudain encombrant, devenu inutile. Qui s’écrie « Je veux de la douleur dans mon dos ! ». Cette douleur là au moins le rattachait encore au monde. Son regard est insondable, au-delà de la souffrance lucide. Carlos Brandt démontre avec une vérité confondante que le théâtre de Daniel Keene est avant tout celui d’une “poésie de la présence”. Il réussit même cette gageure exprimée par l’auteur de « faire entrer un infini de douleur dans un dé à coudre ». Pour lui répondre une actrice de même trempe. Marie-Paule Laval toute en retenue, force et tendresse têtues. Et pourtant nous ne sommes pas dans la performance. La mise en scène de Marie-Christine Soma et de Daniel Jeanneteau est d’une sobriété remarquable. Sans effet aucun, fluide et toujours à distance de son sujet. D’une très grande rigueur. Ce qui a pour effet de rendre toute la complexité de l’œuvre. Il y a quelque chose de volontairement artificiel dans ce dépouillement extrême et dans cet artifice là, qui consiste à tenir le réel à distance, c’est la vérité et le cœur de l’œuvre qui éclate de plein fouet. Ils osent le silence et la respiration des corps où les sentiments les plus ténus, les plus enfouis surgissent et claquent. C’est une rencontre heureuse entre un auteur et deux metteurs en scènes qui nous est offerte, où s’accorde, l’instant d’une représentation, une vision du monde commune. Un engagement serait le terme exact.

Ciseaux, papier, caillou
De : Daniel Keene
Mise en scène : Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau
Avec : Carlo Brandt, Marie-Paule laval, Camille Pélicier-Brouet, Philippe smith et Catimini
Costumes : Olga Karpinsky
Son : Isabelle Surel

Du 5 mai au 5 juin 2010

Théâtre National de la Colline
15 rue Malte-Brun, 75 020 Paris
www.colline.fr

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