Critiques // « Borges Vs Goya » de Rodrigo Garcia au Théâtre de l’Est Parisien

« Borges Vs Goya » de Rodrigo Garcia au Théâtre de l’Est Parisien

Mar 21, 2011 | Aucun commentaire sur « Borges Vs Goya » de Rodrigo Garcia au Théâtre de l’Est Parisien

Critique de Bruno Deslot

Un argentin de 17 ans, cultivant une passion compulsive pour Borges, un père de famille pris entre le désir d’aller voir les Peintures Noires de Goya et celui de ses deux fils voulant aller à Disneyworld à Paris, Borges Vs Goya, deux monologues coup de poing, interprétés avec force et talent par deux comédiens d’exception.

© Olivier Roche

Recouverte d’une pelouse artificielle, le plateau est séparé en deux espaces de jeu délimités par un faisceau de lumière verte et un mur en fond de scène dont l’habillage se fait l’écho de deux univers en apparence assez différents. Une vieille carcasse de voiture s’est échouée à jardin devant un mur en briques blanches sur lequel sont projetées quelques phrases de Borges en espagnol. Côté cour, un canapé en simili cuir campe devant un mur matelassé rappelant l’intérieur de la chambre d’un hôpital psychiatrique. Le ton est donné. Il ne s’agit pas de minauder, de proférer un langage fort et dérangeant dans un élan contenu et freiné par du culturellement correct dont on nous rebat les oreilles. Les comédiens rendent à Garcia ce qui est à Garcia avec leurs propres armes que la poésie, l’inventivité et la maîtrise du rapport scène/salle caractérisent.

Arnaud Troalic s’est approprié la langue de Rodrigo Garcia avec une sensibilité et une justesse incroyables et procède selon un système de « tuilage » pour présenter les deux textes de l’auteur, Borges et Goya, dans une mise en scène musicale, esthétique et puissamment érotique.

© Olivier Roche

Les surtitres, la musique et les visuels sont déclenchés par les comédiens eux-mêmes qui durant toute la représentation, restent maîtres du jeu et impulsent leur propre rythme à la partition qu’ils sont en train de composer. Cet axe de travail offre une grande liberté aux acteurs mais aussi une contrainte énorme qui les placent en situation de difficulté et les obligent, au final, à s’inscrire dans une dynamique de jeu nécessairement réactive, car ils peuvent à tout moment intervenir l’un sur l’autre. Bien que leur espace de jeu soit séparé, leurs deux univers s’interpénètrent, entrent en collision par le biais de cette impulsion technique dont les comédiens ont la responsabilité. En collaboration avec Florence Gamblin et Patrick Amar, Arnaud Troalic propose une dramaturgie de Borges et Goya qui ne relève pas de la biographie mais au contraire offre au spectateur un nombre incroyable de pistes à explorer grâce à la manière dont il réussit brillamment à faire coexister les deux textes.

Unité de temps, de lieu et d’action, les données sont brouillées, détournées au profit d’un jeu se situant au plus proche de ce que Garcia véhicule dans ses pièces. Adresses au public, clin d’œil à l’auteur lorsque les comédiens jettent perruques et jeans à la salle, une guimbarde à la renverse, des corps en mouvement, une musique aussi électrique que métallique, les comédiens sont toujours sur le fil et savent travailler avec l’oubli pour mieux réinventer leur partition. La distanciation, au sens brechtien du terme, est bien réelle et le spectacle résonne, questionne, dérange … bien au-delà des 1h05 de représentation.

D’un côté de la scène, Goya, interprété en espagnol et surtitré en français, de l’autre, Borges, joué en français avec quelques phrases clés du texte projetées sur le mur en fond de scène.

© Olivier Roche

Borges n’est pas l’auteur que l’on connaît mais un homme qui se souvient de ses 17 a ns, vécut dans le Buenos Aires des années 70, livré à la dictature militaire et s’émancipant de son boucher de père en dépit duquel il poursuit l’auteur idéalisé qu’il n’ose pas aborder. Garcia n’est pas loin, ça sent le vécu ! Goya n’est pas non plus le célèbre peintre espagnol mais un glandu insomniaque d’une cinquantaine d’années, père de deux jeunes garçons et avec 5000 euros en poche pour réaliser un projet fou, celui de rentrer de nuit au Prado avec ses fils pour admirer les Peintures Noires de Goya ! De l’auteur au peintre, de l’émancipé au glandu, la question de la transmission s’impose d’elle-même parmi beaucoup d’autres qui fusent au rythme détonnant du spectacle.

Julien Flament, fragile et sensible, incarne la folie suggérée de son personnage avec une vérité déchirante. Il joue avec son corps comme avec la langue dans laquelle il s’exprime dans une aisance à couper le souffle. Son corps nu, baigné par une lumière diffusée en clair-obscur, incarne une image christique, délicate et débordante d’émotions. Arnaud Troalic, racé et masculin, investit le plateau d’un pas conquérant et par son jeu se livre à un contraste saisissant avec Julien Flament, toujours en mouvement. Une belle énergie se dégage du plateau et les acteurs incarnent leur personnage avec une générosité confondante.

La qualité de ce spectacle ainsi que le talent des comédiens sont incontestables, et c’est à consommer sans modération ! Pour une fois !

Borges Vs Goya
De : Rodrigo Garcia (Ed. Les Solitaires Intempestifs)
Mise en scène : Arnaud Troalic
Conseil scénographique : Raphaëlle Latini, Pascale Mandonnet
Collaboration artistique : Anne-Sophie Pauchet, Patrick Amar
Dramaturgie : Florence Gamblin
Création vidéo : Vincent Bosc
Création lumière : Philippe Ferbourg
Réalisation bande-son : Etienne Cuppens
Avec : Julien Flament et Arnaud Troalic

Du 18 mars au 9 avril 2011

Théâtre de l’Est Parisien
159 avenue Gambetta, 75 020 Paris
www.theatre-estparisien.net

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