Article de Djalila Dechache
« L’important n’est pas ce que l’on fait de nous mais ce que nous faisons nous- même de ce qu’on fait de nous », c’est avec ces mots de Jean-Paul Sartre dans « Saint Genet, comédien et martyr » que Philip Boulay décrit la démarche entreprise auparavant avec les femmes du quartier des Tilleuls et la publication de la pièce « Le bruit du monde m’est entré dans l’oreille ».
Et c’est en soi, une profession de foi.
L’œuvre de Sayad est arrivée comme une cohérence et une évidence dans le parcours du collectif et dans celui du metteur en scène : « l’alliance subtile de l’intime avec le politique permet une scène épique et induit une position critique du spectateur. C’est ma manière d’essayer de ré-enchanter le lien social ».Tout le programme artistique de Philip Boulay est là, est dit, est fait, rénovant B.Brecht, revisitant Koltès et d’autres.
Philip Boulay a insisté pour faire entendre la langue kabyle, sans sur- titre. Le spectacle s’ouvre avec trois femmes âgées, kabyles en habits traditionnels, l’une d’elle parle. C’est Taous, elle raconte sa déception à son arrivée en France, les quelques mots de français dans sa langue natale nous font comprendre ce qu’elle dit. Toutes les autres femmes jouent les rôles d’hommes aux côtés de deux éléments masculins.
: Les livres d’Abdelmalek Sayad, fruit de trente années d’enquêtes et de recherches, sont précieux à plus d’un titre : c’est le premier sociologue à travailler sur le double phénomène migratoire (arrivée et présence dans une autre société que la sienne) et émigration algérienne ainsi que sur l’immigration en général dans le sens où ses travaux font autorité et qui est, sont toujours d’actualité. Avec Pierre Bourdieu, son professeur, ils ont tout inventé après mai 68, ils inventent la sociologie, c’est-à-dire une manière d’appréhender le réel et de lui donner du sens.
Son article « Les trois âges de l’émigration algérienne en France » reste une référence absolue pour qui veut comprendre vraiment cette question.
Une écoute et une attention soutenue du public qui sans doute, sort peu au théâtre. Personne ne songe à quitter la salle après l’ovation finale et les rappels accompagnés de you-yous. Il s’est passé quelque chose de puissant, tous le savent et emportent quelque chose d’important pour continuer le chemin.
C’est une représentation remarquable, en tous points remarquable.
D’abord il y a Philip Boulay, homme de frontière comme il le précise lui-même, de l’entre-deux cultures, de l’entre-deux pays, la France et l’Allemagne. Il est reconnu à l’échelle internationale pour son travail continu sur B.M.Koltès, à telle enseigne qu’il donne des conférences sur l’auteur aux Etats-Unis, metteur en scène averti et confirmé, génie de la scène, secrétaire en son temps de Bernard Dort, pédagogue international du Nord au Sud et du Sud au Nord, de la Finlande à Kinshasa-RDC, d’Est en Ouest du Brésil à la Turquie, en diagonale et en profondeur, de la petite forme à la grande distribution comme celle de « Et puis nous passions le pantalon français… ».C’est en 2010 que l’idée de ce travail a germé, s’est concrétisé avec une présentation en lecture qui a très bien fonctionné. Ce qui a déclenché le désir collectif d’une mise en scène.
Toute l’année 2011 a été constituée de formation, de recherche et de répétitions, 2 fois par semaine puisque la plupart des participants exercent une activité professionnelle en journée.
En 2012, une accélération du travail de répétitions s’impose jusqu’à aboutir au travail sur la scène du Forum culturel de Blanc-Mesnil. Deux sociologues ont suivi le travail depuis sa genèse et l’un d’entre eux participe au spectacle.
La scénographie, assurée par la fidélité et l’amitié de Jean-Guy Lecat, est pleine de finesse et d’intelligence avec les valises posées sur le côté, l’une d’entre elles porte un morceau de bolduc rose en signe de reconnaissance parmi les centaines de valises des ports et des frontières.Tous les émigrés font ce rituel encore aujourd’hui, les anciens surtout, et ils se retrouvent bien souvent sur les tapis roulants des bagages dans les aéroports, avec le même signe distinctif collectif.
Les archives utilisées sont remarquables parce qu’elles sont peu connues et dénotent une minutieuse recherche. De même que deux lettres inédites d’Abdelmalek Sayad, dont l’une est lue sur scène et renferme toute l’histoire des algériens partagés en deux , en deux entités, les hommes qui sont partis seuls en France et celles qui restent pour entretenir la terre, la toiture de la maison qui fuit et le quotidien avec les enfants là-bas en Kabylie profonde traversée par la seule route existante, coupée du monde , des chemins, et du pays, du sort des hommes livrés aux bras de la France-femme impitoyable qui tue, qui avale, qui aspire les forces vives.
Leur patience et leur silence kabyle.
Elles sont là, les femmes, ces femmes de Blanc-Mesnil, assises et silencieuses en ouverture de la représentation; elles attendent, le cœur gros, les mains ramenées sur la taille, le regard perdu, elles sont belles à voir dans leur simplicité, leur patience et leur silence kabyle.
Lorsqu’ apparaît la nouvelle génération, c’est une vibration d’une puissance incroyable qui jaillit sur le plateau, ce sont les danseurs de la compagnie No Mad, apportant leur vision artistique sur la question, avec un tableau de leur création « Disparus » en référence au 17 octobre 1961.Il faut imaginer ces danseurs au corps façonné par la danse, par les répétitions, par le travail et la discipline qu’elle requiert, un seul corps qui vibre, qui réagit , le corps qui parle mieux qu’un discours, les énergies, des solos époustouflants. Et l’on comprend tout des blessures, des déchirures héritées, corps devenu machine, ajoutées aux leurs, mouvements saccadés, synchronisation parfaite, souffle choral. Mehdi Slimani, directeur de la compagnie, danseur et chorégraphe plein de talent, signe ce travail sublime.
La parole « des anciens », eux qui ont tout vécu sans mot dire ni à leurs enfants, ni à quiconque d’ailleurs, reste pleine de bon sens, de sagesse et de justesse, comme cet ouvrier, recyclé balayeur par la commission de réforme suite à un accident de travail, dans son usine et qui pense beaucoup, livre à son balai devenu son meilleur compagnon, le fruit de sa pensée.
La représentation s’achève en douceur, quelques notes de piano, lumière déclinant en chandelle sur le sociologue attablé sur ses études.
Comme une histoire à poursuivre, à écrire et à vivre par les hommes eux-mêmes.
« Et puis nous passions le pantalon français…..»
Mise en scène de Philip Boulay, A partir de textes d’Abdelmalek Sayad, principalement « La double absence » éditions du Seuil, 1999.
Collaboration artistique : Albertine M.Itela
Scénographie et costumes : Jean-Guy Lecat
Chorégraphie Mehdi Slimani compagnie No MaD
Direction des travaux de recherches Farid Taalba et Samir Hadj Belgacem
Coordination du projet Zouina Meddour
Intertitres et images d’archives Jean-François Domingues
Chants Samira Brahimia
Photographes Diane Grimonet, Black Spring Graphics
Avec Yamina Amghar, Ourida Belhadi, Taous Boulemsamer, Magali Chastagner, Fatiha Lalouf, Fathma Lamri, Houria Lamrani, Fatima Meddour, Zouina Meddour, Mohamed Rezzoug, Arlette Rouede, Farid Taalba, Fafa Daghefali, Djohra Ouanoughi, Kenza Belhadi, Milène Blombou, Nassiha Amghar et les interprètes (danseurs) de la Compagnie No Mad, Lee Za, Djamel Ben Yahia, Joyce Tacita.
Ce spectacle a été joué une seule fois le 31 mars 2012 au Forum culturel de Blanc-Mesnil