ƒƒ article de Denis sanglard
Angels in América, vaste fresque des années Reagan, les années 80, et la volonté politique d’une restauration morale, des valeurs familiales, de l’instauration d’un libéralisme économique outrancier. Et l’apparition du sida. Le pays de la liberté et de la violence. Violence sociale, raciste, sexuelle que la maladie révèle. Le destin croisé de Prior et Louis, amants confrontés à la maladie, de la lâcheté de ce dernier. De Joe et Harper, couple mormons à la dérive. De Belize, infirmier militant, noir et homosexuel, confronté au racisme et à l’homophobie. Roy, avocat véreux, homophobe. Tous se déchirent, s’aiment et se haïssent. Tous se battent contre eux-mêmes et contre la maladie. Le sida réveille les peurs, troue les ventres de trouille, déchaîne les passions et les colères. Réveille et convoque les fantômes qui attendent leur heure. Fait surgir les anges. Une vision des années 80 entre réalisme et hallucination sous valium. Les palmiers poussent sur la banquise en plein Brooklyn. Tony Kushner brosse un portrait acide, âpre, des années 80 américaines. Et se joue avec malignité de la théâtralité. Cette pièce est un monstre, une chimère qui jongle avec les codes théâtraux. C’est du théâtre avant toute chose par sa forme hybride mais qui trouve son unité et sa raison par son propos percutant et pertinent.
Aurélie Van Den Daele s’empare de tout ça et ne s’effraie visiblement pas de la tâche à accomplir devant cette fresque de près de 4h30. C’est tambour battant qu’elle mène sa mise en scène. Avec beaucoup d’idées, de simplicité et d’intelligence. Décor dépouillé et scénographie astucieuse, emboitant deux espaces en un seul, permettant une grande fluidité dans les enchaînements de scènes, parfois simultanées. Les sauts temporels, nombreux, les espaces démultipliés, les pièges scénographiques et dramaturgiques semés par Tony Kushner trouvent leur solution de façon efficace et simple. Avec de jolies trouvailles quand une pluie de balles de ping-pong tombe des cintres et figure la neige. Parce que sans doute est-ce ainsi qu’Harper se représente la neige dans les rues froides de Brooklyn… Les années 80 sont esquissées, juste soulignées, avec justesse et n’empêche ainsi nullement des références contemporaines. On ne s’étonne donc pas de téléphones portables ou d’ordinateurs utilisés par nos personnages. Avec une pointe d’humour quand un très vieux rabbin sort son iPad dernier cri… Parce que justement ce que réussit Aurélie Van Den Daele c’est de marquer par petite touche indirecte le prolongement entre ces années reaganienne et nos années contemporaines. Sans évacuer les années 80 mais en les suggérant, sans plus, pour ne pas étouffer la pièce dans cette référence première. En s’attachant davantage au contenu. Car au niveau du discours, combien sans doute notre malaise aujourd’hui, nos disfonctionnement émergèrent en partie de cette révolution sociétale et économique et pour laquelle le sida sans nul doute a contribué, dans un sens et dans un autre, à bouleverser la donne. Belize en est le marqueur qui préfigure la lutte pour des droits aujourd’hui acquis mais encore fragiles. Qu’il soit noir et homosexuel n’appuie, avec une ironie féroce, qu’un peu plus le propos. Et la peur de Roy envers celui qu’il considère comme une tante, sa haine n’est que la peur d’une majorité envers une minorité qu’elle considère sciemment comme dangereuse. Nous y sommes encore, plus que jamais, aujourd’hui. Aurélie Van Den Daele décortique avec minutie la complexité des rapports au monde, à la société et entre ceux qui en sont les protagonistes et combien notre besoin de classification échappe à la réalité. Les personnages de Tony Kushner sont certes des stéréotypes, mormons, juifs, homosexuels, drogués, malades… mais ont une vraie épaisseur, une complexité psychologique. Les comédiens, dans un bel ensemble, sans effets inutiles, et dans une vivacité de jeu étonnante –pas de temps mort- démontent et remontent la mécanique des rapports qui les lient entre eux, entre violence, passion et intérêt sans plus se soucier du contexte historique en arrière-plan, présent sans être pesant. Dégagés de ce carcan ils donnent à cette pièce incroyable et dense une actualité indéniable par son propos corrosif et humainement sensible. On peut juste regretter que la scène avec l’ange et Prior, essentiel aux propos de Tony Kushner, soit franchement ratée. Trop longue et vite nébuleuse, répétitive, elle fait chuter momentanément le rythme, l’impulsion donnée à l’ensemble. Fort heureusement la suite répare ce trébuchement.
Angels in America de Tony Kushner, traduction de Gerard Wajcman et Jacqueline Lichtenstein (version écourtée avec l’approbation de l’auteur)
Mise en scène d’Aurélie Van Den Daele (artiste associé de l’Aquarium)
Dramaturgie, Ophélie Cuvinot-Germain
Assistant à la mise en scène, Mara Bijeljac
Lumière, vidéo, son et scènographie, Collectif INVIVO
Costumes, Laetitia Letourneau
Avec Antoine Caubet, Emilie Cazenave, Grégory Fernandes, Julie Legadec, Alexandre Le Nours, Sidney Ali Mehelleb , Pascal Neyron, Marie QuiquempoisThéâtre de l’Aquarium
La Cartoucherie
12 route du champ de manœuvre
75012 ParisSpectacle en deux parties joué du 15 novembre au 10 décembre 2017
Intégrale ou Partie 1 et 2 (à la suite avec entracte) les 11, 12 novembreà 19h30, les vendredis à 19h30, les samedis et dimanches à 16h
Partie 1, les jeudis 16 et 23 novembre à 20h
Partie 2, les jeudis 30 novembre et 7 décembre à 20h
Intégrales : mercredi 15 novembre à 19h et les vendredis à 19h30, les samedis et dimanches à 16hRéservations 01 43 74 72 74
www.theatredelaquarium.com
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