f article de Denis Sanglard
Un homard suspendu, vivant et bientôt coupé en deux, grillé et dévoré. Ce n’est pas Master Chef mais une création de Rodrigo Garcia. Une performance en apparence neutre si ce n’est le cœur battant de l’imposant crustacé qui, amplifié, résonne dans l’espace. Il ne se passe rien, on s’ennuie même un peu, mais il y a comme un malaise diffus dans la salle. L’agonie de la bête bientôt achevée semble réveiller chez beaucoup des sentiments contradictoires. Cela d’ailleurs ne tarde pas, quelques-uns sortent. Une jeune fille tente de décrocher l’animal. D’expliquer son geste. Et là pour moi réside le malaise. Non qu’elle tente de sauver le homard qui n’aura pas le droit au salut et dont l’ombre projeté au sol ressemble curieusement à un Jeff Koons aux mouvements saccadés. Mais pourquoi Rodrigo Garcia intervient-il pour tenter d’annuler de son propre chef le spectacle alors que cette jeune fille – qui n’avait rien d’une passionaria furieuse – maladroitement essaie de lancer un débat dont nous ne saurons jamais la teneur puisque cette tentative amorcée finit sous les quolibets d’une salle ravie du scandale attendu. Car c’est bien là également le problème, on vient voir Rodrigo Garcia pour le scandale potentiel, le coup du homard, et non pour le contenu de son œuvre qui il est vrai, et avec raison, ouvre au débat, à la réflexion de façon radicale. Un public qui à son tour refuse le dialogue, refuse d’entendre ce qui fait polémique aux yeux de certains. Alors qu’ils ne sont venus que pour ça. Au final aussi intégristes et exaspérants que ceux qui souhaitent l’interdire. Pas d’angélisme de ma part pour autant, la violence innommable de certains et de leurs attaques envers Rodrigo Garcia n’est pas à démontrer. «Golgota Picnic » pour mémoire. J’imagine Rodrigo Garcia sans doute excédé de cette polémique autour de son homard, qui n’est pas non plus l’œuvre la plus prégnante de son répertoire, est-ce une raison pour agir comme il le fit ce soir-là, refusant le dialogue, demandant à ce que la spectatrice sorte pour que la performance puisse se dérouler comme prévu ? Participant ainsi, à mon sens, au même phénomène que ceux qui le conspuent. On objectera que ce n’est pas le lieu, certes. Mais si cette performance fait débat, ce qui est le propre de la performance, alors aurait-il été utile de le proposer ailleurs, plus tard, au lieu de refuser le dialogue. Mon voisin a trouvé cette situation intenable et bien plus violente que la performance en elle-même qu’il trouvait pourtant particulièrement pertinente. C’est tout le paradoxe, toute l’ambiguïté du travail de Rodrigo Garcia. Pas tant de son travail que de sa perception, brouillée par ceux qui espèrent la polémique et ceux qui la créent. Et ceux coincés entre les deux, curieux d’une œuvre cohérente, intelligente et politique. Avec ce homard tranché vif par un acteur peu amène, Rodrigo Garcia dénonce toute forme de violence. Particulièrement la dictature argentine et la pratique de la torture militaire. Mais c’est aussi toute la barbarie contemporaine, la cruauté humaine à l’œuvre que Rodrigo Garcia accuse. La cruauté envers l’animal, ici métaphore à vif, relie l’homme à la nature dans un geste primaire et vital : tuer pour se nourrir. Ce que nous avons oublié c’est que nous avons en quelque sorte, délégués à d’autres le soin de l’abattage. Il est quand même étonnant, que ceux qui dénoncent cette performance ‘au hachoir’ et le traitement réservé au homard ne s’offusquent guère des images de notre barbarie guerrière quotidienne. « Accidens », au-delà des intentions premières de Rodrigo Garcia, et sans doute est-ce tout aussi dérangeant, semble flatter notre voyeurisme malsain devant la souffrance, effet étrangement pervers et sous-jacent de cette œuvre. Enfin il est étonnant que de cette pièce qui n’en est pas une, qui ne semble ne pas en être une vraiment puisque rien ne se passe qu’une préparation de repas, ou presque, trouble à ce point la plupart des spectateurs, non conviés à la table. C’est que sans doute et c’est la force de « Accidens » nous projetons dans l’attente du dénouement et devant ce homard suspendu en agonie, nos propres angoisses et fantasmes. La mise à mort de l’animal ne reflète-t-elle pas notre propre agonie et mise à mort ?
« Accidens » est précédé de « Flame » une performance flamenca hallucinée ou David Pino, le chanteur grimé en clown inquiétant est accompagné de la batterie sauvage d’Elisa Barbier. Un flamenco écorché ou des projections d’extraits de film d’horreur (L’exorciste, Carrie…) nous plongent dans un état fébrile et d’angoisse que le son retravaillé amplifie. Dommage simplement qu’il n’y ait pas pour l’occasion de sous-titres…
Accidens
Écrit et mise en scène par Rodrigo Garcia
Avec Juan Loriente
Vidéos, Rodrigo Garcia, Ramon Diago
Lumières, Carlos Marquerie
Son, Nilo CallegoFlame, conception et mise en scène de Rodrigo Garcia
Cante, David Pino
Batterie, Elisa Barbier
Création son et montage vidéo, Daniel Romero
Lumières, Martine André
Costumes, Marie Delphin
Maquillage et coiffure, Agnès Gourin-Fayn
Assistante mise en scène, Alice Fabbri
Musique additionnelle, Merzbow
Poème, Rodrigo GarciaDu 14 au 18 avril 2015
Ménagerie de Verre
12 Rue Lechevin – 75011 Paris
M° Parmentier
Réservation 01 43 38 33 44
www.menagerie-de-verre.org
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