À l'affiche, Critiques // 1’59 Project, Let me change Your Name, Chorégraphie Eun Me Ahn, Festival Paris Quartier d’Eté au Carreau du Temple

1’59 Project, Let me change Your Name, Chorégraphie Eun Me Ahn, Festival Paris Quartier d’Eté au Carreau du Temple

Août 01, 2016 | Commentaires fermés sur 1’59 Project, Let me change Your Name, Chorégraphie Eun Me Ahn, Festival Paris Quartier d’Eté au Carreau du Temple

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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@ Jorge Perez

Formidable Eun Me Ahn ! La chorégraphe sud-coréenne que nous avions découverte en 2013 dans le cadre du festival Paris Quartier d’été avec une Princesse Bari foudroyante et frondeuse nous est revenue pour une semaine folle toujours à l’initiative heureuse du même festival. Une semaine folle où le temps de quelques manifestations singulières nous devenions coréens sous la halle étouffante du Carreau du Temple. «  We are korean, Honey » un titre comme une boutade, un pied de nez pour signifier qu’il n’est rien d’impossible à la Corée du Sud. Concoctée par cette invitée sur-vitaminée c’était un panorama d’une Corée loin des clichés orientalistes. Pansori, Chamanisme, concert rock, et deux spectacles phares qui ont illuminés la verrière du Carreau du Temple et transporté jusqu’à la transe un public très vite debout bondissant dans une chorégraphie impromptue et spontanée très personnelle. Une scène métamorphosée en danse-floor frénétique et joyeux pour un moment de partage spontané.

1’59 réunissait près de cent personnes non professionnelles qui trois mois durant sous la houlette d’Eun Me Ahn et de ses assistants, sous forme d’ateliers dirigés par des professionnels, et dans une totale liberté, se sont préparées à affronter la scène le temps d’une minute cinquante-neuf, pas plus pas moins, le temps d’une danse, d’une performance, seul ou à plusieurs. Un investissement de temps et d’énergie partagé dont le résultat fut époustouflant. Il ne s’agissait aucunement d’être parfait, ce n’était nullement le but, mais d’être juste. Et juste soi. Et ce qui se voyait ainsi sur le plateau, deux jours durant, était bouleversant, troublant de vérité. Tout âge confondu, toute expérience vécue, toute vie traversée, toute épreuve subie s’exprimait là, cristallisé, métamorphosé, simplement parfois, mais avec une merveilleuse impudeur, une innocence non feinte, sans peur du ridicule, ce qu’ils n’étaient jamais même dans leur maladresse, qui les révélait sans doute plus qu’ils ne le pensaient. Ces corps sur le plateau, jeunes ou âgés, exprimaient la vie dans sa diversité, trahissaient volontairement ou non leur histoire intime, exprimaient le monde tel qu’ils le voyaient, le temps d’une petite minute cinquante-neuf. Et l’énergie folle qui traversait le plateau se communiquait à toute la salle. Une salle remuée, de l’émotion jusqu’au rire souvent, un rire généreux, par ces tranches de vies, miroir d’une société traversée de ces mille éclats précieux que sont nos cultures diverses et partagées et qui en font sa richesse. Eun Me Ahn offrait ainsi, l’espace d’un instant, une minute cinquante-neuf précise, un miroir de notre société, une cartographie intimiste d’un vivre ensemble pas si anodin en ces temps troublés. C’est d’ailleurs la signature d’Eun Me Ahn que d’insuffler sous les couleurs pop et l’énergie débordante qui la caractérise un engagement profond, un questionnement sur la société. L’originalité, comme avec Jérôme Bel, est qu’elle met en situation non plus ses propres danseurs mais ceux-là même qui sont le socle de son questionnement. Comme elle le fit avec la trilogie découverte il y a un an (Dancing Teen-Teen, Dancing Grand-Mother, Dancing Middle-Age) et avec ce même projet 1’59 en Corée depuis trois ans. Il serait d’ailleurs intéressant de croiser les deux expériences, de découvrir ce qui les relie ou les distingue. Une chose est certaine, la danse est un lieu de partage inouï.

Let Me Change Your Name, création de 2006 mais jamais dansé en France, deux soirs durant –hélas- démontrait avec éclat combien Eun Me Ahn sous les couleurs acidulées et le rythme fou insufflé à ces créations ne démord pas de ces questionnements sociétaux. Laisse-moi changer ton nom clame ce titre, laisse-moi changer d’identité à ma guise. Un hymne à la liberté, à l’indifférence du genre, sacrément secoué comme toujours. Et pourtant cela commence dans une douceur, une légèreté, une sérénité même. Une gravité. Les corps glissent au sol, semblent frôler l’espace, caresser l’air. Illusion de la lenteur… Mais le rythme bientôt s’accélère, devient frénétique, jusqu’à la transe et l’épuisement du mouvement. La danse devient mécanique parfois, une mécanique véloce, précise et au cordeau, répétitive, absorbe les danseurs tout entier dans le mouvement qui s’accélère, s’amplifie et les emporte dans une transe intense avant de s’épuiser, de se détraquer, de craquer. Ce mouvement unifie la troupe qui ne devient qu’un seul et même organisme, un même cœur battant. L’utilisation du vêtement, jamais anodin chez Eun Me Ahn, et des couleurs toujours aussi vives, jusqu’au fluo, même si apparaît le noir signant une certaine gravité sous-tendue dans cette chorégraphie, devient un élément central de cette danse au rythme dingue qui ne s’essouffle jamais. Des vêtements que l’on s’échange entre danseurs, comme on change de peau, de sexe, d’identité. Des vêtements que l’on soulève avec légèreté feinte et provocation comme on lève sa jupe pour souligner que l’habit ne fait pas le moine. Des vêtements que l’on jette comme on jette un froc aux orties, signe de rupture. Des vêtements que l’on tord avec lesquels on frappe le sol pour acter le refus et briser un tabou. Des vêtements qui vous cachent et vous dissimulent comme une carapace fragile très vite dénudée. Les corps sont sexués certes, les personnalités sont fortes, mais la métamorphose est possible et même vitale. Et tout ça dans une énergie qui déborde de partout, jusque dans la salle bientôt, dans une joie, une fronde insolente que soulignent les regards de défi vers le public, clin d’œil volontairement et malicieusement appuyés. Et puis apparaît Eun Me Ahn et là… Figure hiératique, qui le temps d’une marche en diagonale, répétée, se métamorphose. Toutes les strates d’une vie semblent s’imprimer, s’exprimer, la déstructurer, la reconfigurer. Jeune et soudain vieillie, animale, organique, minérale… Rien ne semble avoir d’emprise soudain sur ce corps obstiné, têtu, en perpétuelle métamorphose. Le mouvement lui-même varie, du tremblé tendu au coulé relâché, venu de l’intérieur, surgissant comme autant d’identité mémorielle possible enfouie en chacun de nous et surgie du plus profond des âges. Le corps est mémoire, le vêtement son étendard. Solo répété bouleversant et marquant qui plane au-dessus de cette chorégraphie déchaînée et signe le propos volontaire, oser la métamorphose. Il est d’autres apparitions mais la dernière bouleverse dans sa simplicité. Eun Me Ahn, torse nu, ramassant sur le plateau vide un à un les vêtements éparpillés de ses danseurs qu’elle rassemble et dans une étrange cérémonie chamanique piétine avant de s’en couvrir le visage. Autant de peaux mortes encore frémissantes des corps qu’elles continrent dont elle se pare et se nourrit… C’est complètement rincé, épuisé, totalement emporté dans ce tourbillon chorégraphique, cette énergie folle et partagée que le public est sorti du Carreau du Temple. Jusqu’à, troublé, s’interroger sur sa propre identité devenu bien incertaine soudain.

« We Are Korean, Honey! », Semaine coréenne
1’59 Project, conception Eun Me Ahn
Coordination artistique Clint Lutes
20 et 21 juillet 2016

Let Me Change Your Name Chorégraphie Eun Me Ahn
Avec Eun Me Ahn, Wanyoung Jung, Kibum Kim, Sihan Park, Youngmin Young, Jihye Ha, Hyekyoung Kim et Eisul Lee
22 et 24 juillet 2016
Carreau du Temple
4 rue Eugène Spuller
75003 Paris

Reservation 01 44 94 98 02
www.quartierdete.com

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