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Wozzeck, opéra d’Alban Berg, mise en scène de William Kentridge, à l’Opéra Bastille

Mar 21, 2022 | Commentaires fermés sur Wozzeck, opéra d’Alban Berg, mise en scène de William Kentridge, à l’Opéra Bastille

 

© Agathe Poupeney / OnP

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

On ne peut qu’être sidéré en découvrant la cage de l’Opéra Bastille : un entassement gigantesque, de guingois, un empilement aux allures de décharge, l’accumulation cul par-dessus tête d’une histoire mondiale de la guerre, une armoire surmontant le tas comme un phare sur une mer démontée. Nervurant le monticule : des escaliers, des marches, des passerelles en tous sens, une rampe débouchant sur le vide. La scénographie de William Kentridge et Sabine Theunissen est un plein et une verticalité. Elle est une profondeur comme une termitière d’où surgissent les humains. Elle est une sédimentation, comme le temps. Elle est l’image de la guerre qui avale et broie tout. William Kentridge, à la suite d’Alban Berg, inscrit l’opéra dans celle de 14, alors que l’œuvre qui l’a inspiré fut écrite par Büchner en 1836. C’est que la force du texte fragmentaire et inachevé de Buchner réside dans sa puissance visionnaire capable de suggérer les catastrophes à venir. On est atteint par ses mots de feu : « l’endroit est maudit », « il y avait une forme dans le ciel et tout est incandescent », « tout est creux ! un gouffre ! ». La pièce de Büchner est une œuvre radicale et irréductible, résistant aux modes, régulièrement montée par de jeunes metteurs en scène.

Dans la mise en scène de William Kentridge, les costumes des personnages et des figurants déploient donc toute la panoplie rattachée à la Grande Guerre : masque à gaz, béquille, casque à pointe, moustache en guidon…, le décor se révèle par instants une tranchée sens dessus dessous, et pourtant, il faut bien reconnaître que cette nouvelle guerre à nos portes en ce mois de mars 2022 déplace notre regard vers un point beaucoup plus contemporain. Le fracas des bombes en Ukraine semblait réactiver dans une actualité la perception des projections vidéo des dessins de Kentridge sur la scène faisant successivement apparaître des immeubles en ruine, un champ de bataille hérissé de fils barbelés…

Wozzeck d’Alban Berg est une des œuvres ayant ouvert la modernité musicale. C’est une musique qui pourrait effrayer les néophytes dont je me compte. C’est bien au contraire une expérience extraordinaire que j’eus la sensation de vivre, l’impression d’être au contact d’une œuvre totale avec cette musique complexe, fourmillant d’affects, d’harmonies et de dissonances, se diffractant sur cette immense scénographie aux aspects changeants tel un caméléon sous les assauts des projections vidéo. Au fur et à mesure que l’histoire avancera vers son drame ultime, avec la mort de Marie poignardée par Wozzeck, le monde tel qu’il est représenté sur le plateau de la Bastille se métamorphosera et aboutira au champ de ruines qu’il laissa en 1918. Cette avancée qui est aussi celle d’un homme, Ecce Homo, Humain, trop humain (pour reprendre le titre de Nietzsche), vers cette solitude absolue de l’homme aux prises avec l’existence. Lorsque Wozzeck se découpera telle une silhouette perdue sur cette lande de mort, l’émotion me cueillit et me prit par surprise. Avant ce dénouement tragique, Wozzeck aura été cet « homme sans qualité », pour reprendre le titre du roman également inachevé de Robert Musil, c’est-à-dire un homme modelé, brinquebalé, soumis, éreinté, trompé, utilisé par la société. Soulignons l’exceptionnelle interprétation de Johan Reuter, portant cette intériorité malmenée avec une densité incroyable. Quelque chose touche profondément tout comme le parcours heurté de Marie, trompant Wozzeck avec le tambour-major avant qu’elle ne soit prise de remords, telle l’incarnation de l’instabilité morale de son époque.

Dans une dernière scène, l’enfant-marionnette de Wozzeck et Marie joue au cheval de bois avec d’autres enfants. Quand ceux-là lui annoncent que sa mère est morte, et qu’ils partent en courant vers la mare où elle a été trouvée, l’enfant, dont le masque à gaz lui dessine des yeux énormes, se tourne vers le fond de la scène : avec lui, à hauteur d’enfant, j’eus l’impression d’assister à l’effondrement du monde.

 

© Agathe Poupeney / OnP

 

Wozzeck, opéra en trois actes d’après Georg Büchner, Woyzeck

Livret et musique : Alban Berg

Direction musicale : Susanna Mälkki

Mise en scène : William Kentridge

Co-mise en scène : Luc De Wit

 

Avec :

Wozzeck : Johan Reuter

Tambourmajor : John Daszak

Andres : Tansel Akzeybek

Hauptmann : Gerhard Siegel

Doktor : Falk Struckmann

Erster Handwerksbursch : Mikhail Timoshenko

Zweiter Handwerksbursch : Tobias Westman

Der Narr : Heinz Göhrig

Marie : Eva‑Maria Westbroek

Margret : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur

Ein Soldat : Vincent Morell

Solo chœur : Luca Sannai

Vidéo : Catherine Meyburgh

Décors : Sabine Theunissen

Costumes : Greta Goiris

Lumières : Urs Schönebaum

Opératrice vidéo : Kim Gunning

Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris

 

 

 

Durée 1 h 35

Du 7 au 30 mars 2022 à 20 h sauf dimanche 14 h 30, relâche le lundi

 

 

Opéra Bastille

Place de la Bastille 75012 Paris

Tél : +33 08 92 89 90 90

https://www.operadeparis.fr

 

 

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