ƒ article de Sylvie Boursier
Frederick Wiseman, ce monsieur de 93 ans au regard de chat, tourna un documentaire en 1972 dans un centre de « bien-être social » à New York, bénéficiant de subsides publics dont peuvent bénéficier ceux qui n’ont pas réussi pendant vingt-quatre semaines à trouver du travail, les invalides ou les personnes âgées sans retraite. Chacun défend âprement son dû, tout se plaide comme un véritable procès avec une ferveur incroyable, les employés à l’accueil exigent des preuves et argumentent selon leurs compétences dialectiques, avec des scènes d’anthologie. Ainsi cet intellectuel réduit à la mendicité qui cite Godot et sa vaine attente, ou cet ancien de la guerre de Corée assez atteint « je vais prendre mon magnum et je vais tuer autant de noirs que je verrais en visant le bide, non, mieux, les couilles », face à un employé imperturbable. Fiction radicale, Welfare de Wiseman est aussi fort que Moi, Daniel Blake de Ken Loach sur l’horreur bureaucratique.
Julie Deliquet s’appuie sur la force des dialogues pour adapter le documentaire au théâtre. Elle substitue au découpage serré des visages dans les box d’entretiens l’horizontalité de plans larges dans un gymnase bordé de gradins, de matelas. On sent que chaque personnage aura son moment dans cette mise en scène chorale ou tout le monde attend. A qui le tour ? « Le centre d’aide social est le grand manège de New-York » siffle un allocataire. La première partie est forte grâce notamment à la comédienne Marie Payen, remarquable avec ses chaussettes bouchonnées, son manteau râpé et son cabas. Le front plissé, sous la poussée des angoisses ou d’une intense réflexion, elle sourit pour amadouer son monde, tente de montrer aux services sociaux qu’elle « fait tout bien » comme on lui dit de faire, répond comme elle peut, à côté le plus souvent et tout à coup implose, débordée d’émotions. D’autres bluffent, qui jouent la carte de la complicité avec les employés, entre les deux il y les agressifs qui menacent.
La seconde partie patine dans une succession de séquences répétitives ou tout est sur le même plan. On n’est pas touchés par les récits des comédiens alors que le documentaire montrait des gens drôles, vivants, manipulateurs, désespérés, malades, poétiques sur des séquences shakespeariennes « to be, or not to be » bonne question ! Imaginez Hamlet dans un bureau d’aide sociale ! Il y avait là matière pour un drame beckettien ou kafkaïen. Par absence de regard, d’auteur, d’empathie on reste en surface. Julie Deliquet qui nous avait enchanté avec ses précédentes adaptations, Un Conte de Noël ou Fanny et Alexandre, manque ici d’imagination, elle reste trop fidèle aux dialogues du documentaire dans un format qui n’a plus rien à voir avec des cadrages de cinéma.
Sidérante plongée dans un monde de laissés-pour-compte, malmenés par un système dépassé, maintenus en vie par le bon vouloir de quelques employés, on dort, on crie, on bluffe, on pleure. La vie n’est plus qu’attente. Cour d’honneur devait rimer avec cour des miracles mais le lieu majestueux écrase la fresque sociale qui manque de souffle, d’un geste fort. On sort avec une furieuse envie de voir la version restaurée du film et l’on se dit qu’il suffirait de presque rien pour être sur le trottoir d’en face, du mauvais côté. Que savons-nous du courage insensé à mobiliser pour décrocher une aide, un emploi, un regard, des égards, en aurions-nous la force ? Cinquante ans plus tard, dans un monde numérisé ou échanger se réduit si souvent à cocher des cases en ligne, et où l’accueil du singulier est rare, ou sont les lieux ouverts qui prennent les gens tels qu’ils sont ? Le système de protection sociale serait-il devenu un système de contrôle ?
© Christophe Raynaud de Lage
Welfare d’après le documentaire de Frederick Wiseman
Mise en scène : Julie Deliquet
Adaptation scénique : Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique : Anne Barbot, Pascale Fournier
Lumière : Vyara Stefanova
Musique : Thibault Perriard
Costumes : Julie Scobeltzine
Marionnette : Carole Allemand
Avec : Julie André, Astrid Bayiha, Éric Charon, Salif Cissé, Aleksandra De Cizancourt, Evelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, David Seigneur, Agnès Ramy, Thibault Perriard
Durée : 2h30
Du 5 au 14 juillet à 22h Cour d’Honneur du Palais des Papes, Festival Avignon IN
Place du Palais des Papes, Avignon
Réservation : 04 90 14 14 14
https://festival-avignon.com/fr/billetterie
Dates de tournées 2023-2024 :
Du 27 septembre au 15 octobre 2023, Théâtre Gérard Philipe
Du 15 au 19 janvier 2024, Théâtre Dijon Bourgogne
Du 24 janvier au 3 février, Théâtre des Célestins, Lyon
Les 14 et 15 février, Le Quartz, scène nationale, Brest
Les 20 et 21 février, La Passerelle, scène nationale, Saint-Brieuc
Du 6 au 9 mars, Comédie de Genève
Du 13 au 15 mars, Comédie de Reims,
Du 20 au 22 mars, Théâtre de l’Union, Limoges
Les 26 et 27 mars, La Coursive, scène nationale, La Rochelle
Les 4 et 5 avril, L’Archipel, scène nationale, Perpignan
Les 10 et 11 avril, Comédie de Saint-Étienne,
Du 14 au 19 avril, Théâtre du Nord, centre dramatique national, Lille-Tourcoing
Du 3 au 5 mai, Grande halle de La Villette, Paris
Welfare, le documentaire de Frederick Wiseman d’une durée de 2h45 sort en version restaurée à compter du 5 juillet 2023.
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