© Jérôme Séron
fff article de Denis Sanglard
Devenus attractions touristiques, les rickshaws sud-africain, l’équivalent des pousse-pousse, sont tirés par des hommes, parfois des femmes, qu’on appelait en zoulou, ihashi. Terme de mépris qui veut dire cheval. Au XIXème siècle les conducteurs de rickshaws étaient des esclaves qui travaillaient dans les transports. Aucun ne dépassait les trente-cinq ans. S’ils ne le sont plus, leur situation demeure précaire, n’étant pas propriétaire de leur véhicule ni de l’espace occupé. Disparition cependant programmé comme le résume lapidairement un des danseurs, le ihashi désormais porte costume, chemise et nœud papillon, passé chauffeur pour Uber. Et qui le dit tout de go, ça ne change rien quand à la situation. Le libéralisme est aussi un esclavagisme pour les plus précaires. Pourtant il y a quelque chose de fascinant comme le souligne Robyn Orlin, de par la beauté de ces conducteurs, qui comme les sapeurs, rivalisent d’invention dans leur costumes bricolés, les couleurs criardes, et les masques incroyables de vaches cornues portés haut, symbole de leur puissance comme de leur asservissement, la chorégraphie de leur pas qui n’est pas sans évoquer l’amble, le galop et l’envol. Une beauté flamboyante et une concurrence qui ne doit pas cacher la violence de leur condition, ni de son origine. Cette beauté-là aussi joyeuse soit-elle, était aussi un acte de résistance et de résilience. C’est cette ambiguïté profonde que Robyn Orlin souligne avec force sur le plateau. Et elle nous en met pourtant plein les yeux. Les danseurs portant vêtements hautement colorés, tee-shirt, wax et bazin, masques de vache, comme autant de conducteur de rickshaw, mettent le feu à la salle. Commençant par convoquer leurs ancêtres, avant que de nous demander de convoquer à notre tour l’esprit de Molière, ce à quoi les spectateurs finissent par s’exécuter, ce qui crée entre eux et nous une complicité qui ne se démentira pas au long de cette création ébouriffante aux couleurs de l’arc-en-ciel. Entre chorégraphie collective et batlle -marche singulière, sauts et chutes-, un résumé de ces vies vouées à la concurrence, c’est une danse follement exubérante, où la danse traditionnelle rejoint parfois le hip-hop. Une utilisation de la vidéo, en direct, s’attarde sur quelques infimes détails, offre gros plans et autres angles. Joue aussi de la couleur pour en éclabousser le plateau comme les rickshaws en éclaboussaient les rues. Outre l’allant formidable des danseurs du Moving Into Mophatong, la musique et le chant de l’ensemble uKhoiKhoi, participe grandement à cette ambiance électrique, voire de transe. L’impressionnante capacité vocale de la chanteuse Analisa Stuurman, son abatage aussi, soulève littéralement la salle, chauffée à blanc. Mais sait aussi ramener à une autre réalité quand s’élève un chant d’esclave. Car il ne faut pas s’y tromper, Robyn Orlin, toujours aussi sensible à la situation de l’Afrique du Sud, et considérée là-bas comme leur « irritation permanente », sans jamais aucun angélisme fait à la fois œuvre de mémoire, l’origine esclavagiste des rickshaws et de leur exploitation tardive à des fins touristiques, un esclavage moderne, démontrant encore une fois combien l’Afrique du Sud n’en a pas fini avec les conséquences de l’apartheid. Cette création ne doit pas faire illusion et la dernière image projetée, et son commentaire aussi bref qu’explicite, cingle brutalement notre euphorie.
© Jérôme Séron
We wear our wheels with pride and slap your street with color… We said ‘bonjour’ to Satan in 1820… conception et chorégraphie de Robyn Orlin
Vidéo : Éric Perroys
Costumes : Birgit Neppel
Lumières : Romain de Lagarde
Musiques : uKhoiKhoi : Anelisa Stuurmann, Yogin Sullaphen
Avec : Moving Into Dance Mophatong : Sunnyboy Motau, Oscar Buthelezi, Eugene Mashiane, Lesego Dihemo, Sbusiso Gumede, Teboho Letele
Du 2 au 12 novembre 2022 à 21h
Le samedi à 17h
Chaillot-Théâtre National de la danse
1 place du Trocadéro
75116 Paris
Réservations : 01 53 65 30 00
theatre-chaillot.fr
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