© Paul Delvaux
f Article de Denis Sanglard
Trois jeunes adultes enterrent l’un des leurs et la mort de Toni est une déflagration pour ces trois. Que se seraient-ils devenus s’il n’était pas mort ? Et qu’ont-ils faits depuis leur 15 ans ? La réponse est cinglante, rien. Rien n’est advenu, l’impression réelle d’être passé à côté de leurs rêves et quoiqu’installés, ou presque, s’enliser dans les faux semblants et la vacuité d’un quotidien morne, aussi mornes que leurs amours sans illusion. Alors en cette nuit de commémoration, prendre une dernière ligne de coke, se défoncer et tirer un trait définitif sur tout ça, partir peut-être. Loin. Changer tout. Repartir à zéro. Mais en sont-ils capable ?
Kae Tempest, poétesse, dramaturge et figure du spoken word, signe un texte lumineux sur une jeunesse désenchantée, aux idéaux fracassés par la réalité, un monde qui change mais sans eux, restés à la traîne et à l’écart d’eux-mêmes. Un texte sans complaisance où la nostalgie à le goût amer de l’échec. Mais un regard bienveillant sur ces perdants qui ne seront jamais magnifiques. Lucides sur leur condition ou de mauvaise foi, enferrés dans le mensonge de ce qui n’a a jamais été et qu’ils ont cru possible. Ridicules, parfois, pathétiques aussi, mais sans jugement Kae Tempest dresse le portrait d’une génération perdue, paumée soudain devenue brutalement adulte sans être armée pour la triste banalité de leur destin. Ecriture volontairement sans ornementation mais d’une précision redoutable pour exprimer ça, cette indicible sentiment de médiocrité ressentie, d’échec avoué et de culpabilité. Fragments de vies minuscules mais d’une désespérante et déchirante humanité. C’est à Londres mais ce pourrait être partout ailleurs, la question étant la même : qu’est-ce qu’être adulte aujourd’hui sinon « le deuil de nos anciens futur glorieux ».
Heureuse mise en scène qui ne cherche nullement le spectaculaire mais colle au texte dans sa simplicité même. Tout tient dans la direction de ses acteurs qui empoignent avec un naturel confondant leur personnage et leur logorrhée de plus en plus cocaïnée, entre exaltation et abattement. La cocaïne n’est que paillette ici, poudre aux yeux pour que scintille un bref instant, avant la descente brutale, cette vie sans aspérités. Il n’y a rien qui ne fasse obstacle à ce qui est exprimé ici, nul effet, rien qui ne soit appuyé. Et ils sont formidables de justesse ces trois-là, Simon Cohen, Tristan Pellegrino et Kim Verschueren, qui se débattent pour s’extraire sans illusion quand au résultat, d’une chienne de vie. Offrant avec subtilité à leur personnage écorché, profondeur, contradiction et complexité. On peut juste regretter l’inclusion de monologues en anglais qui n’apportent rien, ou du moins n’en comprend-on pas l’utilité, rompant brutalement le maillage serré de cette mise en scène intelligente et maîtrisée et parfaitement tenue dans sa sobriété. D’autant plus que la traduction française est en soi une réussite. C’est d’autant plus dommageable que pour ceux qui connaissent le flow particulier de Kae Tempest lors de ces prestations, la comparaison peut être cruelle.
© Paul Delvaux
Wasted (Fracassé.e.s), texte de Kae Tempest
Traduction : Gabriel Dufay et Oona Spengler
Mise en scène : Martin Jobert
Avec Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren
Assistant à la mise en scène : Fabien Chapeira
Musique : Raphaël Mars
Conception décors : Louis Heiliger
Construction décors : Louis Heiliger, Nicolas Jobert, Jean-Jacques Colas
Du 13 au 18 mars 2023 à 19h
Nouveau Théâtre de l’Atalante
10 place Charles Dullin
75018 Paris
Réservations : reservation@theatre-latalante.com
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