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« Vu du pont » d’Arthur Miller, mise en scène de Ivo van Hove aux ateliers Berthier

Oct 19, 2015 | Commentaires fermés sur « Vu du pont » d’Arthur Miller, mise en scène de Ivo van Hove aux ateliers Berthier

ƒƒƒ article d’Anna Grahm

 

Crédit photo: Thierry Depagne

Crédit photo: Thierry Depagne

 

Jusque-là Eddy était un homme bon. Autour de lui tout le monde l’estimait et cette estime suffisait à faire de lui un homme comblé. Jusqu’ici, Eddy, le docker de Brocklin coulait des jours heureux.

C’est dans un rectangle blanc serti de plexiglas, que cette vie simple et laborieuse est exposée, c’est sous la loupe que le public est invité à l’observer. C’est une histoire de regard. D’éthique et d’esthétique. D’entrée, Arthur Miller donne tout à voir. Dans la lumière orangée d’un soir, chacun peut deviner la fin inéluctable vers laquelle Eddy se précipite. Mais la chute de cet homme est aussi la somme des redditions de chacun.

Sur le ring, le torse bombé et nu d’Eddy, nettoyé de la sueur du jour et offert à sa fille adoptive chérie. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il a toujours fait c’est pour elle, il est son roi et elle est sa petite reine, quand il la prend dans ses bras il est au paradis. Le public, placé tout autour peut embrasser cet amour qui le foudroie, il peut sentir les ailes déployées de cet ange adorable qui vient se blottir tendrement contre lui chaque soir. Mais il peut aussi juger de cette profonde attirance, et de l’étendue du désastre qui vient.

Avec sa jupe trop courte, qui découvre constamment la naissance de ses fesses, celle qui n’est déjà plus une enfant, qu’il couve de son immense amour, qu’il protège jalousement comme un trésor, aspire à prendre sa vie en main. Et sa femme a beau lui répéter qu’il ne peut la garder éternellement sous cloche, il veut la protéger, il tient à ce qu’elle attende, encore un peu, encore et toujours.

Alors quand ses cousins de l’autre côté de l’océan débarquent, il sait immédiatement que son diamant est en danger. Et le public qui attend le combat ouvre les paris, comme tous les publics il réclame du sang.

La force de la mise en scène de Ivo van Hove, c’est cette violence distillée au millimètre, c’est cette lente agonie de la grâce, cette montée en puissance de la défaite d’un homme. A cause de son aveuglement, son orgueil, son désir que tout reste comme avant, son accueil, sa générosité exemplaire s’anéantissent. Le public assiste à la corruption de l’être. Son œil suit chaque pas chaloupé, chaque ralenti du jeu des acteurs, sur les gradins chacun retient son souffle devant le déni qui s’installe, le glissement incestueux, les regards vénéneux, la salle reste suspendue à ce jeu minimaliste qui soigne chaque geste, il peut comptabiliser chaque capitulation, chaque tentative mensongère, chaque manifestation de la peur. Chaque réplique est une attaque portée à la morale, est une blessure honteuse pour tous.

Mais Miller veille, et se détache du trouble des émotions. Et le déplacement du discours, incarné par l’avocat narrateur, l’homme de loi, qui sans cesse se distancie de la situation, entraine constamment le spectateur à réinterpréter cette pluie de coups bas.

L’extrême dépouillement, l’intensité quasi mystique, presque hypnotique du spectacle, la fin époustouflante est à l’image de l’uppercut. Magistral. La nouvelle traduction de Daniel Loayza, par sa modernité, est remarquable. Mais ce sont les acteurs, tous les acteurs, qui par leur talent participent à cette magnifique architecture. Bouleversants de retenue et sans cesse à un cheveu du chaos, ils permettent ce passage réflexif du plateau à la réalité et pousse chacun sur ce pont fin comme une lame de rasoir.

 

Vu du pont
Texte Arthur Miller
Traduction Daniel Loayza
Mise en scène Ivo van Hove
Dramaturgie Bart van den Eynde
Décor et lumière Jan Versweyveld
Son Tom Gibbons
Collaborateurs mis en scène Jeff James et Vincent Huguet

Avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust

Du 10 octobre au 21 novembre 2015
Du mardi au samedi à 20h, dimanche 15 h

Théâtre de l’odéon
Ateliers Berthier
1, rue André Suarès – 75017 Paris
Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu

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