fff article de Denis Sanglard
Ils entendent des voix. Ils ne sont ni fous, ni schizophrènes. Ces voix les accompagnent, voix bien réelles, injonctives parfois, conseillères aussi. Elles hurlent ou chuchotent, insultent ou consolent. Elles sont leurs ennemies ou leurs alliées, haïes ou aimées. Pour ces « entendeurs de voix », c’est un enfer quotidien. Comment vivre, composer, avec leur présence continuelle ? Dans cette salle, ils sont quatre à partager, raconter cette expérience traversée d’une véritable souffrance. Une thérapie affranchie de la psychanalyse et de la médicamentation pour tenter de maîtriser ces voix qui n’écoutent ni ne répondent, ce dialogue toujours en apparence impossible. A répondre aux questions de ce thérapeute, que l’on ne voit pas, qui tente de les réconcilier avec ces voix à qui ils ont donné un nom, Amandine, Jérôme, Frau, le Morse, la petite fille, le garçon, Dieu ou encore Schopenhauer… Ce qu’ils comprennent là, telle une épiphanie, c’est combien ces voix les relient au monde, par lesquelles et duquel ils ont une conscience aussi aigüe qu’ambivalente, jusqu’à l’empathie ou l’envie de meurtre. Et combien ils sont désemparées, perdus quand elles disparaissent parce que constitutives de ce qu’ils sont au plus profond d’eux-mêmes, garde-fou contenant une vérité qui se refuserait à l’aveux, à l’inavouable et qui ne peut s’exprimer qu’ainsi, de façon impérative. Et comme le dit Véronique, l’un des personnages, il faut savoir « écouter aussi ce que la voix n’a pas dit » parce que se niche-là une part irrésolue de soi et du monde. Et tenter de comprendre ça, ce qui n’est pas dit implicitement, c’est aussi notre propre relation au monde qui est engagé. Ces « entendeurs de voix », à tenter de déchiffrer le mystère qui les broie sont les « voyants » au sens rimbaldien, que nous ne sommes plus. Pour Gérard Watkins cet aveuglement du citoyen devant les injonctions d’une société signe sa propre soumission.
C’est toute la richesse et la valeur de ces entendeurs de voix que Gerard Watkins met en scène avec intelligence, simplement et avec grand tact. Et comment représenter au fond l’irreprésentable, l’invisible ? Par la force du récit, dans un premier temps, et son incarnation par des comédiens qui empoignent avec une conviction profonde et une sensibilité des plus troublante leur personnage et cette parole échangée à nulle autre pareille qui les révèlent à eux-mêmes dans toute la complexité de cette problématique, loin de tous clichés réducteurs. Lucie Epicureo, Malo Martin, Marie Razafindrakoto et Valérie Dréville offrent à chacun une part d’humanité, certes blessée de son exclusion effective ou ressentie mais formidablement résiliente. Valérie Dréville qui assure la seconde partie,monologue à peine interrompue par le thérapeute, incarnant la génération d’avant, celle qui se refusait à parler de ces voix parce que tabou, est une Véronique quasi hallucinée, dans l’urgence absolue de dire enfin, de se délivrer non de ces voix qui depuis l’enfance la possèdent et expriment les blessures les plus intimes, mais du poids de ce secret. C’est dans la tête de Véronique que peu à peu nous basculons, irrémédiablement, par le jeu habité, à vif de Valérie Dréville, impressionnante, où suintent des fêlures et blessures intérieures d’une vie fracassée. Et les voix qui la submergent tant finissent par s’engouffrer en force, se faire entendre sur le plateau devenu soudain un espace mental. Enfin, Gerard Watkins ose un dernier tableau où le merveilleux le dispute à la poésie, l’effroi à la douceur. Les voix de Véronique soudain incarnées, au réel, au risque volontaire il est vrai de notre frustration, nous qui aurions aimé simplement imaginer ces forces invisibles, aussi évoquées parfois par quelques notes de musique. Le Morse est là, le garçon et la petite fille qui conversent le plus naturellement. Cela aurait pu être ridicule, c’est tout simplement bouleversant. Qu’importe alors notre frustration, ce tableau, chromo sans doute volontairement naïf, n’a sans doute pas d’autre ambition que de rendre l’invisible visible, ce qui est l’essence même du théâtre. Y entendre des voix « ça arrive », sachons les entendre.
Voix, texte et mise en scène de Gérard Watkins
Avec Valérie Dréville, Lucie Epicureo, Malo Marin, Marie Razafindrakoto, Gérard Watkins
Au piano : Camille Prenant
Collaboration artistique : Lola Roy
Lumières : Anne Viglio, assistée de Julie Bardin
Scénographie : François Gauthier-Lafaye, assisté de Clément Vriet
Son : François Vatin
Costumes : Ann Williams
Travail vocal : Jeanne-Sarah Deledicq
création au théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, les 26 et 27 avril 2023 (coproducteur)
Du 5 au 21 mai 2013
Du mardi au samedi à 20, dimanche 16h
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie de Vincennes
Route du champ-de-manœuvre
75012 Paris
Réservations : 01 43 28 36 36
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