© Tuong-Vi Nguyen
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
La rumeur du monde. Verbatim de quelques brèves entendues sur les gradins du Petit Théâtre de la Colline : « comment est-ce possible un peuple basé sur une religion ?! / ce matin il a fait une conférence sur ça : le séparatisme ! / mais qu’est-ce qu’on va séparer ? »
Quel rapport avec Vivre ! le dernier spectacle de Frédéric Fisbach créé à La Colline cet automne ? Aucun, si l’on pense trouver matière entre ces bribes de conversation de boudoir et la dramaturgie de ce spectacle. Tout, si l’on veut y voir un exemple de la flagrante et violente intrusion du monde dans ces sanctuaires culturels que sont les théâtres, où parade l’inquiétude, ou pour le moins l’intranquillité, des spectateurs, dont la communion collective est réduite à cette peau de chagrin : port du masque oblige. Comme s’il était désormais impossible de laisser ce monde qui nous oppresse au vestiaire.
Et comme un miroir peu aimable, tendu au public, cette première scène s’ouvrant sur des comédiennes masquées, discutant et négociant distances de sécurité et autre gestes barrières, marquant à la craie des cercles au sol comme autant d’espaces de vie bien loin des théories de la distanciation brechtienne. C’est peu dire que cette entame provoque un rejet quasi instinctif, comme à l’approche d’une potion trop amère. C’est aussi dire tout le courage de Frédéric Fisbach de vouloir, « quoi qu’il en coûte », écrire depuis cette réalité aussi immédiate, quand bien même nous aurions le nez collé dessus.
Nous sommes en 2026, la pandémie sévit encore, l’économie est en rade, les théâtres sont désertés, ont des allures d’entrepôt désaffecté, de parking, de no man’s land, trois comédiennes se retrouvent sur l’une de ces scènes abandonnées pour y reprendre le projet de monter Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, poème dramatique de Charles Péguy, brutalement arrêté par le décès accidentel de son metteur en scène.
Vivre ! est donc un dispositif dramaturgique, un théâtre dans le théâtre, mais c’est d’abord un enchâssement de temps disparates, c’est surtout une châsse faite du bois de nos angoisses contemporaines ouvragées pour y accueillir en souterraine résonnance le poème de Charles Péguy. Il y a dans cette tentative de Frédéric Fisbach une manière de mettre en scène, qui en lieu et place d’un travail de scénographie, de lumières, de jeux d’acteurs, passerait par une autre narration, une parole autre, qui même lorsqu’elle peut sembler cousue de fil blanc fait son chemin dans le cœur des spectateurs, nourrissant leurs propres abîmes, remuant ces questions qui taraudent chacun de nous depuis plusieurs mois. Ce déplacement du poème dans d’autres vallées narratives agit comme un dépaysement (de la même façon que l’on parle de dépayser un procès).
La mise en scène est souvent comprise et réduite comme l’art de mettre en espace. Mais qu’en est-il de cette autre dimension : le temps ? Vivre ! tisse avec virtuosité une multitude de temps enchevêtrés du plus intime au plus universel : le temps du COVID, le temps de la représentation, le temps du récit, celui d’une histoire familiale, celle du défunt metteur en scène, sur plusieurs générations. Le temps légendaire, image d’Épinal, de la pucelle d’Orléans, le temps propre à cette écriture si particulière, celle de Charles Péguy scandant cette passion à sauver, cette révolte devant le monde en souffrance, cette écriture faite de reprises, de répétitions, d’entêtements, comme des poings qui jamais n’abandonneraient leurs coups, le temps de la grande guerre qui vient et qui engloutira Péguy, le temps de la catastrophe… Ce maillage, cet entrelacement des temps intimes, historiques, fictionnels, réels, produit de véritables miracles au plateau. Des sortes de précipitations, de convergences de temps, où l’émotion déflagre sur tous ces tableaux comme s’amalgamant, coïncidant brusquement dans une cohérence cathartique (on songe ici notamment au dernier tableau), temps épars se confondant finalement dans un seul et unique temps : celui du poème dramatique, celui de Péguy, s’incarnant hic et nunc, devant nous, trouvant sa place, disposant de son temps, comme un moment de synchronisation de nos montres intérieures à l’échelle d’un drame éternel et universel.
Cette alchimie incroyable doit énormément au précieux travail, bouleversant, des trois comédiennes, d’un engagement de chaque instant, d’une vitale urgence, et non moins vitale présence dans ce monde en crise. Il y a aussi dans le choix de faire interpréter Jeannette et Hauviette, les deux jeunes filles du drame de Péguy, par deux comédiennes qui ont atteint l’âge d’être leur grand-mère, une évidence qui ne se dément à aucun moment, prenant en charge dans leur propre chair ce parti pris des temps multiples qui est le fondement de Vivre !. On gardera longtemps la mémoire de ces voix vives, tranchantes, virevoltantes, s’emparant de Péguy avec jeu et sérieux, entre slam et prière, emportées par cette révolte qui ne tarit jamais chez ceux qui gardent les yeux ouverts. Elles sont belles toutes les trois, magnifiées qu’elles sont de leur amour du théâtre et de la vie.
Et puis, en voyant Laurence Mayor se dressant sur une table pour y déclamer Péguy, je fus transporté vingt ans en arrière vers cette mer de tables en formica dans une usine désaffectée de Nanterre, quand Frédéric Fisbach y montait L’annonce faite à Marie et me procurait une de ces émotions rares qui marquent une vie de spectateur. Ce n’est pas le moindre mérite de ce Vivre ! que de faire également surgir pour chaque spectateur et donner à vivre ces empreintes d’une vie.
© Tuong-Vi Nguyen
Vivre !, un spectacle écrit et mis en scène par Frédéric Fisbach, inspiré du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy
Avec Madalina Constantin, Flore Lefebvre des Noëttes, Laurence Mayor, Frédéric Fisbach et Benoit Résillot (en alternance) et la participation de Silvana Martino
Dramaturgie Charlotte Farcet
Assistanat à la mise en scène Benoit Résillot
Scénographie et costumes Charles Chauvet
Lumières Léa Maris
Son Rémi Billardon
Vidéo Victor Iglich
Stagiaire à la mise en scène Simon Israël
Stagiaire à la scénographie Lior Hayoun
Décor et costumes réalisés par les Ateliers de La Colline
Durée : 2 h 50 environ
Du 29 septembre au 25 octobre 2020
Du mercredi au samedi à 20 h, le mardi à 19 h et le dimanche à 16 h
Colline – Théâtre National
15 rue Malte-Brun 75020 Paris
Réservation 01 44 62 52 52
Tournée
Les 12 et 13 novembre 2020 à 20 h 30
Théâtre Montansier / Versailles
13, rue des Réservoirs 78000 Versailles
Tél : 01 39 20 16 00
http://www.theatremontansier.com
Les 1er et 2 décembre 2020 à 20 h
Grrranit – Belfort – Scène nationale
1 Faubourg de Montbéliard 90000 Belfort
Réservation : 0384586767
Du 16 au 18 décembre 2020 à 20 h
Théâtre Liberté – Scène nationale de Toulon
Le Liberté
Grand Hôtel – Place de la Liberté
83 000 Toulon
Réservation : 04 98 00 56 76
https://www.chateauvallon-liberte.fr
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