© Cindy Séchet
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Deux récits pour dire, dénoncer la violence politique, policière et répressive. D’hier et d’aujourd’hui. L’histoire de Mado, la grand-mère de Léa Drouet, enfant échappant à la rafle du Vel d’Hiv, réfugiée après un long périple dans la campagne française, dans une ferme, protégée pour un temps. Puis l’histoire de Mawda, enfant kurde de deux ans, abattue sur un barrage routier par un policier belge le 17 mai 2018 et dont le corps fut jeté dans une fosse commune, anonymisé, avant que le scandale n’éclate. Léa Drouet enchâsse ces deux récits, les narre avec une douceur extrême qui finit par vous glacer. Une mise à distance volontaire, sans que jamais la narratrice ne porte de jugements sur ces deux évènements, ne semble s’émouvoir, s’en tenant toujours avec rigueur à la sèche évocation des faits, implacables de brutalités, de violence.
Il n’y a pas jusqu’au corps, tout comme le travail sur la voix, qui ne soit absolument maîtrisé, ne trahissant là aussi aucune émotion qui se superposerait au texte, lequel ne donne aucune prise, en apparence, à tout effet dramatique. Deux gestes seulement ont leur importance et se répétant comme un motif. Celui d’un enfant que l’on porte, reliant ainsi les deux histoires, les nouant fermement l’une à l’autre. Et un bras levé pour évocation d’un tir actant la tragédie de Mawda. Gestes rares, simples et épurés qui font soudain vaciller le récit, lui donne soudain et pour un court instant ce que nous attendions, le poids concret et terrifiant de ces deux tragédies, vous percutant soudain de plein fouet.
Sur le plateau, une scénographie inspirée des jeux de la propre fille de Léa Drouet. Quelques tas de sables pour territoires mouvant, la France et la Belgique, l’Angleterre, lignes de démarcations, frontières visibles et invisibles, que l’on trace et défait, des cubes que l’on manipule et déplace, ici Palais de justice, là voitures de polices et camionnette de migrants se poursuivant, dans cette volonté de toujours se distancier de ce qui est évoqué et minutieusement reconstitué. Car il s’agit bien de froide reconstitution, d’archéologie d’une scène de crime. Pourtant nul pays n’est nommément cité, on les devine simplement, ce qui confère à ce récit sa terrible et brutale universalité. La violence n’a pas de territoire, est un territoire en soi.
Cette douceur, ce récit quasi chuchoté, sans affect apparent, jusque dans l’écriture dégraissée de stylistique, de toute métaphore, de toute subjectivité, est une lente déflagration, un effet blast qui vous tétanise lentement. Surtout, sans doute est-ce là l’objectif et en cela c’est réussi, au-delà de la sidération, voire d’une cristallisation de la pensée, elle provoque une écoute attentive et conduit à une réflexion plus large, un questionnement sur les violences institutionnelles au regard de ces tragédies éloignées l’une de l’autre dans le temps mais dont les conséquences dramatiques pour l’une comme pour l’autre ouvrent des abîmes de réflexion sur notre capacité réelle ou notre volonté à agir, à résister. Représentée ici par le passeur, « sans caractéristique particulière », celui de Mado comme celui des kurdes, ou de tout clandestin… Léa Drouet si elle porte ce récit de façon magistrale et maîtrisée, c’est au point de vue dramaturgique d’une grande finesse et intelligence, ne se l’approprie nullement. Aucune interprétation et par cette neutralité non feinte et tenue qui se refuse en quelque sorte à la catharsis, il n’y a pas de jeu ni d’enjeu dramatique au sens propre, elle laisse au spectateur la prise en charge, voire la responsabilités, de ses affects et de la représentation qui dés lors nous appartient, toute distance étant en quelque sorte abolie. Cette tragédie devient aussi la nôtre, cette violence notre responsabilité.
© Cindy Séchet
Violences, conception, écriture et interprétation : Léa Drouet
Dramaturgie : Camille Louis
Scénographie : Elodie Dauguet
Musique : Elg
Lumière : Léonard Cornevin
Assistant : Laurie Bellanca
Du 13 au 18 octobre 2025 à 20h
Le samedi à 18h
Relâche le jeudi 16 octobre
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
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