Critiques // Une télévision française, texte et mise en scène de Thomas Quillardet, au Théâtre de la Ville / Les Abbesses

Une télévision française, texte et mise en scène de Thomas Quillardet, au Théâtre de la Ville / Les Abbesses

Jan 06, 2022 | Commentaires fermés sur Une télévision française, texte et mise en scène de Thomas Quillardet, au Théâtre de la Ville / Les Abbesses

 

© Pierre Grosbois

 

ƒƒ article de Denis Sanglard

16 avril 1987, La Une est privatisée, cédée par le gouvernement de Jacques Chirac au groupe de BTP Bouygues pour trois milliards de francs, au nom d’un mieux-disant culturel qui ne fut qu’une vaste supercherie. Thomas Quillardet retrace et interroge un pan de notre histoire qui fut un bouleversement dans le paysage audiovisuel français, augurant un nouvel avenir pour le journalisme contraint désormais de répondre aux impératifs de l’audimat, aux annonceurs et au pouvoir. Résumé en trois mots par le PDG de l’époque, Patrick Le Lay : « audience, audience, audience. » C’est une plongée fascinante au sein de la rédaction, avant et après la privatisation, de 1986 à 1994, au jour le jour, confrontée aux changements radicaux qu’impose une direction qui fait voler en éclat le service public où la liberté d’informer est remise en question. Sans que jamais l’Etat ne demande des comptes…

Fruit d’un long travail de recherche, de visionnage d’archives de l’INA, de rencontre avec les journalistes ayant traversé cette période, c’est une reconstitution fidèle des situations. Mais Thomas Quillardet ne fait pas de théâtre documentaire. Si toutes ressemblances avec des personnes et des évènements ne sont pas fortuites, Thomas Quillardet théâtralise avec raison l’ensemble. Pas de reconstitution à l’identique ni d’archive, de vidéo ou d’écran. Les codes qui régissent cette création dense sont avant tout théâtraux et reposent en grande partie sur les comédiens. Que Francis Bouygues soit joué par une femme et Claire Chazal par un homme, Jean-Marie Le Pen par un noir, sans que ni les uns ni les autres n’aient le physique ou la voix, importe peu, ça marche. Mieux même, cela induit une heureuse distance avec le sujet traité. D’autant plus que certaines archives incroyables, reproduites sans filtre, sont éminemment théâtrales et Thomas Quillardet n’a pas eu à pousser bien loin le burlesque pour déclencher les rires aussi jaunes soient-ils. Ainsi Francis Bouygues coaché par Bernard Tapie en vue de son audition pour l’attribution de la chaîne. Hallucinante scène et pourtant véridique. Qui se prolonge avec l’audition elle-même, vaste fumisterie où l’on promet, entre-autre, du Olivier Messian à une heure de grande écoute (sic). Ce même Tapie — devenu figure incontournable au regard de l’audimat — devant le refus ferme, compréhensible et honorable, d’Anne Sinclair d’interviewer Jean-Marie Le Pen, dépêché par la rédaction pour faire débat (1989). Pour qui s’en souvient, la séquence valait bien d’être reproduite. Cependant, et plus sérieusement, au fil des évènements qui traversent cette décennie, de Tchernobyl au Rwanda, de la chute du mur de Berlin à l’exécution des Ceausescu, c’est le traitement de l’information au regard de l’évolution de la chaîne qui devient le marqueur d’un bouleversement majeur où la concurrence avec les autres chaînes, l’audimat et la collusion avec le pouvoir, président au choix d’une rédaction désormais sous pression. Le licenciement de Michèle Cotta, directrice de l’information, fut à cet égard symptomatique. Thomas Quillardet fictionne fermement l’ensemble et son regard porte aussi sur les individus pris dans les rets d’un changement brutal et inattendu. Alors que le réacteur de Tchernobyl explose, la rédaction inquiète est près d’imploser. Pour chacun vient l’heure d’une remise en question. Non sans ironie, une fois acté la vente, Thomas Quillardet fait chanter, le plus sérieusement du monde, le générique du feuilleton Dallas, feuilleton emblématique des années Bouygues. Les ambitions se révèlent et les coup-bas qui vont avec, se défont les amitiés et s’organise la résistance. Il y a là toute une humanité désorientée qui bientôt se réorganise en fonction de ses intérêts, les sentiments s’avérant parfois tragiquement réversibles.

Avouons-le, nonobstant notre vrai plaisir, c’est un peu long, par trop linéaire parfois, et manque souvent un peu de relief, particulièrement la première partie, avant la mainmise par le groupe Bouygues. Mais passons sur ce détail. Quelques scènes burlesques, et là c’est régal, sauvent l’ensemble de l’ennui qui semblait menacer. D’heureuses trouvailles de mise en scène évitent tout didactisme barbant qu’aurait pu donner ce travail minutieux de recherche. Thomas Quillardet privilégie avant tout la théâtralité évitant tout réalisme forcené. Le burlesque le dispute parfois à la satire. A cela une direction d’acteurs au cordeau, lesquels sont d’une justesse imparable qui jamais n’imitent ni ne caricaturent ceux qu’ils incarnent et dont les noms pour la plus part nous sont encore connus (mais qui se souvient de Marie-Laure Augry ? ou encore de Joseph Poli ?). Ils sont tous épatants de sensibilité et d’intelligence de jeu.

Cette vasque fresque cinglante sous des dehors faussement policée, et fort bien écrite au demeurant, a le grand mérite d’éclairer au final notre époque dans le traitement de l’information. De même la remise en question du journalisme au risque du populisme au dépend de la démocratie. Ce que démontre Thomas Quillardet, au-delà de l’esprit d’une époque, c’est comment le ver fut entre 1986 et 1994 introduit dans le fruit jusqu’à fragiliser aujourd’hui l’ensemble de l’arbre. Edifiant.

 

© Pierre Grosbois

 

Une télévision française texte et mise en scène de Thomas Quillardet

Assistante à la mise en scène Titiane Barthel

Scénographie Lisa Navarro

Costumes Benjamin Moreau

Création son Julien Fezans

Création lumières Anne Vaglio

Chef de chant Ernestine Bluteau

Construction du décor Les ateliers de la comédie de Saint-Etienne

Avec Agnès Adam, Jean-Baptiste Anoumon, Emile Baba, Benoît Carré, Florent Cheippe, Charlotte Corman, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu, Blaise Pettebone, Anne-Laure Tondu

 

Du 5 au 22 janvier 2022 à 19 h

Dimanche 15 h

 

Théâtre de Abbesses

31, rue des Abbesses

75018 Paris

 

Réservations 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com

 

 

Tournée

25 au 26 janvier La Coursive-Scène Nationale de la Rochelle

29 janvier Equinoxe-Scène nationale de Châteauroux

1er au 2 février Le grand R-scène nationale de La Roche-sur-Yon

4 février Théâtre d’Angoulême-scène nationale

22 au 23 février La Rose des Vents-scène nationale de Villeneuve d’Ascq

26 février La Passerelle-scène nationale de Gap-Alpes Sud

 

 

 

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