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ƒƒ Article de Sylvie Boursier
Couper un cou de poulet ou la veine jugulaire d’un homme, quelle différence ? C’est le premier pas qui coûte, et encore quand la victime est agonisante c’est presque un service à lui rendre. « Pour celui qui est habile au maniement d’un outil, c’est facile de l’utiliser pour toutes les activités, tailler les plantations ou tuer dans les marais ». Les témoignages des génocidaires hutus recueillis par Jean Hatzfeld et mis en scène avec la sobriété qui convient par Dominique Lurcel décrivent sans pathos ni sadisme une journée de travail ordinaire. On se lève le matin, on embrasse ses proches et on part faire son travail, avec sa machette ou son fusil. Puis on rentre le soir, on embrasse sa femme et ses enfants, on se couche, la vie continue. On fait le job, c’est tout, chacun son rythme « il y a ceux qui chassaient moutonnement, ceux qui chassaient férocement. Ceux qui chassaient lentement parce qu’ils étaient apeurés ; ceux qui chassaient lentement parce qu’ils étaient paresseux ; ceux qui cognaient lentement par méchanceté et ceux qui cognaient vite, pour terminer le programme et pour rentrer plus tôt. » Un million de morts en 3 mois, le résultat est sidérant pour un génocide dit « agricole » comparé aux usines de mort nazies avec 6 millions de juifs exterminés. Même banalité dans les témoignages des employés d’Auschwitch, un ouvrier du camp écrivait à sa famille : « naturellement nous épurons beaucoup, surtout les juifs […] j’ai un appartement confortable […] il ne me manque presque rien, sauf ma femme et mes enfants, ce n’est pas bon d’aimer autant ses enfants » (Myriam Revault d’Allones ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal politique).
Ce spectacle n’en est pas un, il n’interprète pas, n’accuse personne, il fait entendre la voix de frères comme vous et moi, des anonymes ordinaires pris dans une histoire extraordinaire dont ils n’ont pas conscience. Il débute comme une chronique sociale bucolique au cœur d’un paysage campagnard gorgé d’eau, l’aurore aux doigts de rose lustre la rosée des marais de Nyamata, à une trentaine de kilomètres de Kigali. La lumière du plateau accompagne la montée progressive de la tension sur un lieu neutre qui rappelle un mur de prison. Un malaise nous saisit à l’écoute d’un récit choral surnaturel relaté le plus naturellement du monde, presque avec douceur, par une bande de copains du même village. Sympathiques ces bourreaux qui ont dépecé 11 000 victimes par jour « sans rien penser », on pourrait leur serrer la main, si on les rencontrait par hasard.
Cancrelats, cochons, vermine, Schweine, Stücke, quelles que soit leur lexique les génocidaires européens ou africains ne pourront pas abolir l’appartenance de chacun, bourreau ou victime, à la même espèce « on peut tuer un homme, disait Robert Anthelme mais on ne peut pas le changer en autre chose » ça change tout mais n’empêche rien. Le « devoir de mémoire, plus jamais ça » quelle blague !
Ecoutez leur parole est une épreuve ontologique unique qui laisse des traces avec un gout de moisi dans la bouche. Aujourd’hui le mot génocide est galvaudé, Une saison de machettes, incarné par quatre comédiens justes de bout en bout, montre les mécanismes individuels, collectifs et politiques qui président à une entreprise concertée d’extermination de masse. Votre voisin avec qui vous partagiez les repas de fêtes peut se révéler le plus sanguinaire, quand il est permis de chasser, voilà ce que retiennent les rescapés. In fine le mystère demeure quant au pardon, chacun appréciera.
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Une saison de machettes, récits recueillis par Jean Hatzfeld
Adaptation et mise en scène : Dominique Lurcel
Lumière : Philippe Lacombe
Décor : Gérald Ascargorta
Musique : Yves Rousseau
Avec : Céline Bothorel, Maï Laiter
Omar Mounir Alaoui
Tadié Tuéné
Jusqu’au 12 mai 2024
Les jeudi et vendredi à 21h, samedis à 16h30 et 21h, dimanches à 16h 30
Durée : 1h 25
Théâtre de l’Epée de Bois
route du champ de manœuvre
75012 Paris
Réservation :
0148083972
wwwepeedebois.com
Tournée :
Maison de l’Etudiant à Nanterre le 14 mai 2024
Théâtre de la Concorde à Paris (anciennement Espace Cardin), 4 représentations à partir du 4 novembre 2024
Théâtre Paul Garcin (Lyon) à partir du 13 novembre 2024, 6 représentations.
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