© Jean-Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Maurice Rossel, personnage historique depuis que Claude Lanzmann, après Shoah, lui ai consacré un film, est celui qui, chargé par le CICR de voir ce qui se passe à Theresienstadt et à Auschwitz, affirme n’avoir rien vu. Une cécité lourde de conséquence. Theresienstadt, présenté par les nazis comme un ghetto modèle, œuvre de propagande, était en réalité un camp de transit pour Treblinka et Auschwitz, où les juifs étaient contraints de jouer une comédie macabre devant les visiteurs, exécutés à la moindre tentative de résistance. Le 23 juin 1944 Maurice Rossel est le premier fonctionnaire international à entrer dans cette ville « Potemkine », une visite guidée et organisée par les nazis. Dans son rapport il ne voit rien « au-delà », comme lui demandait le CICR. Le rapport est ainsi conforme aux volontés des nazis. Conséquence lourde qui rend possible les déportations et la solution finale. De même sera-t-il aveugle à la fin de cette même année en visitant Auschwitz. Aucune mise en scène là de la part des nazis, mais il ne verra ni les trains, ni les fours. Quelques prisonniers maigres, oui, dont « ils n’y avaient que les yeux qui vivaient » et qui regardaient « ce vivant qui passait ». Mais rien qui ne l’alerte d’avantage. Un vivant qui passe est un documentaire de Claude Lanzmann, en marge et complément de Shoah. Mais Nicolas Bouchaud n’est pas parti de ce film mais des rushs. Dans ceux-ci même si la responsabilité individuelle de Maurice Rossel apparaît, elle est replacée dans un contexte bien plus large : le fonctionnement même des organismes internationaux et du CICR, leur propre responsabilité, leur volonté de neutralité et de fait leur silence volontaire. La cécité de Maurice Rossel est le symptôme d’un aveuglement plus général qui rend possible la solution finale. Certes au fil des questions de Claude Lanzmann qui, comme à son habitude, ne lâche rien et pousse Maurice Rossel, s’affirmant de gauche et antinazi, dans ses retranchements, l’antisémitisme et l’indifférence à l’autre sourdent, oui, mais la question centrale n’est pas de le juger mais de comprendre les mécanismes plus généraux qui ont permis cet aveuglement. Propagande, mises en scènes, jeu de dupes… Il y a quelque chose d’intensément théâtral dans les faits, ce dialogue et cette volonté de mettre en scène la réalité et l’Histoire. Décors en trompe l’œil pour une vérité en trompe l’œil. La mise en scène joue de cette perspective, de cette mise en abyme vertigineuse qui voit l’illusion au fil du dialogue céder le pas à la réalité. Et Nicolas Bouchaud qui incarne ici Maurice Rossel, donnant à celui-ci une certaine banalité est d’une justesse terrifiante. Ni bourreau, ni héros, ni victime il est avant tout ce fonctionnaire obtus, ainsi se présente-il, qui ne faisait que son devoir et qui n’a pas su voir « au-delà ». Se dégageant de fait et fermement de toute responsabilité. Et c’est glaçant jusqu’au malaise. Face à lui, le jeune Frédéric Noaille impose un Lanzmann charmeur mais têtu et redoutable interviewer. Maurice Rossel est celui qui est passé à côté de son destin héroïque, du témoin capital, mais révèle malgré lui ce que soulignait Hannah Arendt lors du procès Eichmann, la banalité du mal, à savoir la culpabilité de ceux qui loin du pouvoir, alors qu’ils en avaient les moyens, n’ont rien fait. Une cécité tragique. Qui pose question encore aujourd’hui, plus que jamais.
© Jean-Louis Fernandez
Un vivant qui passe d’après un vivant qui passe de Claude Lanzmann
Adaptation Nicolas Bouchaud, Éric Didry et Véronique Timsit
Mise en scène Éric Didry
Collaboration artistique Véronique Timsit
Avec Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille
Scénographie Elise Capdenat, Pia de Compiègne
Lumière Philippe Berthomé
Son Manuel Coursin
Du 2 au 23 décembre 2021 et du 3 au 7 janvier 2022
À 21 h
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
750011 Paris
Réservations 01 43 57 42 14
Tournée 2022
18-22 janvier Théâtre de Vidy-Lausanne
3-4 février Points Communs, Nouvelle Scène Nationale, Cergy-Pontoise
9-11 février Scène Nationale de Clermont-Ferrand
22-24 février La Comédie de Caen
2-4 mars Théâtre National de Nice
22-23 mars Scène Nationale de Saint-Nazaire
29-31 mars et 8-9 avril Théâtre Garonne, Scène Européenne, Toulouse
4-5 avril Théâtre du Bois-De-L’Aune, Aix en Provence
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