ƒƒƒ article de Hoël Le Corre
Un décor d’atelier, des toiles peintes retournées, des verres de vin vides abandonnés ici ou là, un chevalet qui servira de porte-manteaux : nous sommes chez le jeune Renoir. Un air de bohème flotte indéniablement chez celui qui va accueillir en cette soirée d’hiver 1877, le groupe de peintres qui n’a pas encore vraiment de nom, mais qui deviendra « les Impressionnistes », comme les nommaient leurs détracteurs à leurs débuts.
Arrivent tout à tour, introduits de façon intelligente par un texte aussi divertissant qu’éclairant, Degas, Monet, Morisot, et même Zola. Une fois passées les formalités logistiques des victuailles, dans une scène là encore savoureuse et qui a le mérite de commencer de souligner les différences de fortune et de caractère des protagonistes, l’heure est à la discussion. Et ce qui devait n’être qu’une réunion d’organisation concernant la troisième exposition indépendante du groupe tourne rapidement à une confrontation plus profonde, une confrontation de valeurs, de points de vue, et d’idéaux.
D’un côté, il y aura ceux qui parlent de loyauté, d’intransigeance, d’indépendance et de l’autre ceux qui mettent en balance la nécessité de vendre pour subsister financièrement, d’être exposés dans le salon officiel pour être vus et susciter l’intérêt avant de pouvoir totalement se désolidariser des canaux officiels. En un mot : faut-il s’entêter ou rejoindre le salon officiel, antre de l’art politiquement adoubé ? Car il faut bien reconnaître que les deux premières expositions furent des échecs, et la pression des critiques assassines alliés aux nécessités vitales de manger et payer son loyer se heurtent aux grands idéaux et à l’amitié supposée souder ce groupe.
Un soir chez Renoir nous plonge donc dans cette époque où les avant-gardistes n’étaient pas encore les artistes que les musées s’arracheront dans les décennies suivantes. Et par ce prisme, c’est toute la société de la fin du XIXe siècle qui est évoquée, notamment grâce à la présence ingénieuse d’un Zola plus engagé que jamais. Lui exige que l’artiste soit cet intellectuel aux prises avec son époque, surtout lorsque celle-ci connaît des bouleversements sans précédent avec l’arrivée de l’ère industrielle. Zola érige l’artiste en dénonciateur et acteur du changement quand les Impressionistes présents réclament de pouvoir n’être « que peintres », témoins de leur temps et de moments de beauté fugaces. C’est toute une réflexion qu’ouvre ainsi le texte enlevé et très documenté de Cliff Paillé : à quoi sert l’émotion ? Et d’abord, doit-elle nécessairement servir ? Ne se suffit-elle pas à elle-même ?
Dans ces dialogues passionnés et tumultueux, les comédien.ne.s s’engagent de toute leur âme, donnant leurs corps et leurs voix à des personnages exaltés avec une justesse… impressionnante ! Le texte est ciselé, même s’il parait parfois revenir à plusieurs reprises sur les mêmes arguments ce qui peut lui donner un côté un peu bavard, mais on se prend réellement d’affection devant ces personnages. La parole fuse, les arguments s’échangent plus ou moins rationnellement, les esprits s’échauffent et on se prend réellement au jeu de savoir de quel côté nous pencherions, car le sujet est bien plus vaste que cette querelle d’exposition. La pièce parvient également à donner un côté suspens, que l’on soit connaisseur ou non d’histoire de l’art. Dans cette mise en scène précise et efficace, on en oublierait presque que ce ne sont que des comédiens et non les véritables peintres qui s’enfièvrent devant nous ! Au final, on passe un très bon moment, tout en ayant eu l’impression d’être véritablement invités au cœur de cette discussion et de cette époque, le temps d’un soir chez Renoir.
Un soir chez Renoir, mise en scène et écriture de Cliff Paillé
Direction d’acteur : Marie Broche
Avec : Romain Arnaud-Kneisky, Elya Birman, Alexandre Cattez, Alice Serfati, Marie Hurault ou Jeanne Ros, Sylvain Zarli
Production : Vice Versa et He Psst
Partenaire : Musée de Montmartre Jardin Renoir
Du 3 mai au 11 juin 2023
Du mercredi au samedi à 19h
Dimanche à 16h
Durée : 1h15
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
Réservations : 01 45 44 57 34
www.lucernaire.fr
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