article d’Anna Grahm

© Notoire

Que sommes-nous devenus ?

Il y a celle qui rit et l’autre pas. Lorsque que le spectacle commence, toutes deux dorment, un gros micro sur la poitrine, bercées par un guitariste.

Tout ce qui se dit sur le rire est loin de faire rire. Tous les coups sont permis nous dit-on entre deux éclats de rire, l’abêtissement colonise nos esprits. Sur des fauteuils qui se déplient pour se changer en lit, les deux jeunes femmes allongées nous confient cette réflexion long courrier. Les voilà qui radioscopent le rire, qui le mettent dans tous ses états, les voilà qui nous susurrent des vérités sur notre pouvoir comique généralisé. Et tout ce qui dérange est énoncé drôlement, mollement, les pieds devant, toujours de façon neutre, et ne déclenche que de l’indifférence, et ne provoque que de l’impuissance.

Toujours accompagnées par leur musicien, elles s’adressent à notre entendement, et constatent tranquillement que quelque soit ce qu’elles dénoncent tout continuera, comme ce solo de guitare qui n’en finit pas, qui ne semble jamais vouloir s’arrêter. Quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, rien ne change.

L’une chante – fort bien – l’autre aussi et en anglais s’il vous plait pour mieux adhérer à la mondialisation. L’une le joue jovial avec larges sourires si gentille qu’elle va même jusqu’à inviter un spectateur à la rejoindre sur scène, va aller le chercher surtout pour le mettre en pâture aux regards. Avant de le chasser comme un domestique, comme un malpropre, comme le maillon faible, avec tout le mépris d’une présentatrice télé, toute l’autorité, la férocité, la violence que l’on a l’habitude de fréquenter. Le pauvre. Il a l’air si embarrassé. N’ose pas se plaindre évidemment. Et personne pour s’en étonner, ni pour le défendre. Tout cela est ridicule. Personne ne rit pourtant cette fois, ou alors sous cape, dedans, discrètement. Personne ne rira franchement dans la salle de cette situation mille fois vue, ici montée et démontée en un tour de main, totalement invraisemblable et comme d’habitude pitoyable. La démonstration serait-elle en train de produire ses effets ? En tous cas, le rire souvent cruel, dont on vient de nous parler, s’étrangle net, devant le malheureux dont on se débarrasse, preuve que l’on peut aussi s’empêcher de rire. La proposition nous rappelle notre facilité à écraser les innocents, les actrices viennent de mettre en lumière leur incapacité à agir autrement malgré ce qu’elles pensent.

Et si celle qui ne rit pas incarne le pendant de l’hilarité, ses constats sur notre liberté de penser sont d’une amertume effarante. Et ce dress code noir nous renvoie à ce « deuil égalitaire », «  cet état d’hébétitude » que nous avons adopté. Et cette chanson « anywhere » dessine les murs d’un monde désormais fermé de toute part dont plus personne n’espère sortir.

Thierry Bédard s’interroge, nous interroge sur ce que nous devenons, tous soumis aux mêmes « rires de masse ». Avec cette adresse directe au public, il met en partage la philosophie de Jean-Paul Curnier auteur de nombreux ouvrages sur l’image, l’art et les médias.

Il clôture l’espace scénique d’écrans qui demeurent souvent vides, parfois ironiquement envahis de petits dessins animés, qui tous illustrent notre aptitude à la répétition. Le théâtre de Thierry Bédard tâche, s’attache comme le dit Jean-Paul Curnier « à rendre visible ce qui gouverne nos existences aujourd’hui.»

Un rire capital
Texte Jean-Paul Curnier
Mise en scène Thierry Bédard
Création musicale Jean Grillet
Création lumière Jean-Louis Aichhorm
Création vidéo Fabien Perez
Avec Mélanie Menu, Sabine Moindrot et Jean Grillet à la guitare

Du 25 au 29 novembre 2014
Du mardi au samedi à 20h30

Théâtre de l’Échangeur
59, avenue du Général de Gaulle – 93170 Bagnolet
Métro Gallieni

Réservations 01 43 62 71 20
www.lechangeur.org

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