À l'affiche, Critiques // Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen, mise en scène de Jean-François Sivadier, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen, mise en scène de Jean-François Sivadier, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Mai 13, 2019 | Commentaires fermés sur Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen, mise en scène de Jean-François Sivadier, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

 

© Jean-Louis Fernandez

 

 

ƒƒƒ article de Léa Suzanne

Ça ira ! Fin de Stockmann

Le médecin Tomas Stockmann est un pur : s’apercevant que les canalisations des thermes de la ville sont infectées, il entreprend de rédiger un rapport circonstancié, et surtout de dénoncer ces faits au plus grand nombre. Il en va après tout de la vie de centaines de gens innocents. Mais tout n’est pas si simple : la fortune de la ville repose sur la prospérité de ces mêmes cures thermales, et l’action, civique, de Stockmann risque de porter un coup fatal à leur développement, et ainsi de ruiner l’existence de centaines d’autres innocents. Sans compter que le frère de Stockmann est le préfet de la ville. Celui-ci a sans doute les moyens de l’empêcher de parler, de lui nuire, et de ruiner son existence – et celles de sa femme, de ses enfants, autres innocents. Il est bien beau de vouloir être pur, mais il s’agit de choisir ses innocents et ses sacrifiés. En même temps, je veux dire à notre jeunesse, la pensée est complexe.

La pièce d’Ibsen est universelle (le cinéaste indien Satyajit Ray en a même fait une adaptation (Ganashatru), en 1990). Elle est également extrêmement moderne : Stockmann, en un sens, est un « lanceur d’alerte. » Un ennemi du peuple parle du poids de la presse (ou des media), de l’ambiguïté du mot « peuple » (cette  « masse compacte » que Stockmann imagine avoir derrière lui, puis contre lui), du populisme, de l’insurrection qui vient, ou ne viendra pas, de la corruption, et aussi de l’ambition, et de la médiocrité générale de la race humaine. Sivadier a fait le choix d’actualiser Ibsen, et de relire cet Ennemi du peuple sur fond d’air du temps – gilets jaunes devinés, Femen explicitement exhibée, rapidement, comme dans un flash ; attention mise, dans la diction, sur certains termes, comme « insoumis », dans le flux de la belle traduction d’Éloi Recoing. Le quatrième acte, qui consiste chez Ibsen en l’adresse de Stockmann à une assemblée, au terme de laquelle il est accusé d’être un « ennemi du peuple », se permet même de sortir du texte originel pour donner l’occasion à Nicolas Bouchaud de se lancer dans une tirade faussement improvisée sur le théâtre dit politique, vaste blague démagogique (on croirait entendre Olivier Neveux !), qui vire à l’outrage au public, mâtiné de citations gaulliennes et d’extraits de Günther Anders ! Depuis le début de la pièce, il faut le dire, la théâtralité est exhibée (fausse neige qui sort des poches, faux enfants-marionnettes). Le quatrième mur est aboli, faisant de la salle de l’Odéon l’arène-même du spectacle – ce qui rend d’autant plus savoureux ce retournement du 4e acte, qui vient miner les intentions supposément didactiques que l’on aurait pu être tentés d’y voir, crispe encore un peu l’orchestre, déchaîne les applaudissements des balcons.

Si l’on a bien lu son Régis Boyer, on sait également que la pièce d’Ibsen n’a rien de spécialement drôle. Mais Sivadier a décidé d’en faire une farce, à laquelle on rit très souvent, férocement. Chaque personnage a une couleur, et devient un type qui tient presque de la commedia dell’arte. Ainsi, Peter Stockmann, le pur, devient, grâce au jeu de Nicolas Bouchaud, un mégalo qui se prend pour un héros nietzschéen, Zarathoustra à l’appui. Vincent Guédon, en préfet, a l’air d’arpenter les Champs dans un reportage de BFM. Le journaliste (Stephen Butel) a des faux airs de Jugnot dans Papy fait de la résistance, lâcheté ondoyante et visqueuse comprises, tandis que le Blaireau (le beau-père, magistralement campé par Cyril Bothorel) est lui un clone de Super Résistant peroxydé, qui serait allé s’habiller dans les surplus non utilisés de Game of Thrones. Ce « décalage » permet également à Sivadier de se sortir intelligemment de certaines ornières du texte – ainsi, des représentations des personnages féminins, et de remarques sur le genre, gênantes et datées, que la distanciation introduite par le jeu des deux actrices (Jeanne Lepers et Agnès Sourdillon) permet de faire passer comme une convention qui doit tout à la construction, et non à la biologie.

Des musiques rythment l’ensemble (techno vibrionnante, mais aussi donc, un Zarathoustra d’abord tonitruant, puis désaccordé, pour mettre en valeur la déconfiture du « héros », et une « Chanson de Solveig », tirée de Peer Gynt, parfaitement mélancolique). À ce stade, on n’a encore rien dit de la splendeur de la scénographie : la maison de Stockmann avec ses lustres immenses de nouveau riche, mais toute en parois transparentes, illustrant sans doute le « Å kaste sten i glasshus » (« il ne faut pas jeter de pierres dans une maison en verre », variation sur la paille et la poutre), qui s’effondre, justement, sous l’assaut des jets de pierres, ici devenues des poches d’eau qui éclatent en faisant des grands splosh.

Devant ce spectacle énergisant et inspiré, on n’aurait qu’une seule réserve : « Que d’eau, que d’eau », pour un spectacle certes hydrophile, mais qu’on voudrait écologique et décroissant !

 

© Jean-Louis Fernandez

 

 

Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen

Traduction d’Éloi Recoing

Mise en scène : Jean-François Sivadier

Collaboration artistique : Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit

Scénographie : Christian Tirole et Jean-François Sivadier

Lumière : Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudoin

Costumes : Virginie Gervaise

Son : Ève-Anne Joalland

Accessoires : Julien Le Moal

Maquillage : Noï Karuna

Régisseuse, habilleuse : Valérie de Champchesnel

Électricien poursuiteur : Karim Labed

Régie générale : Dominique Brillault, Bernard de Almeida

Construction du décor Ateliers MC2 : Grenoble

Peinture du décor : Blandine Leloup, Catherine Rankl

Assistants à la mise en scène : Véronique Timsit, Rachid Zanouda

 

Avec : Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers et Agnès Sourdillon

 

Du 10 mai au 15 juin 2019

Du mardi au samedi à 20 h 00, à 15h le dimanche.
Relâche les 12 mai et 2 juin 2019.

Durée 2 h 35 sans entracte

 

Odéon-Théâtre de l’Europe

Place de l’Odéon

75006 Paris

 

Réservation au 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

Tournée 2019-2020

8 au 12 octobre 2019

Lille – Théâtre du Nord

16 au 20 octobre 2019

Châtenay-Malabry – Théâtre Firmin Gémier / La Piscine

5 au 10 novembre 2019

Lyon – Les Célestins

14 et 15 novembre 2019

Dunkerque – Le Bateau Feu

19 au 21 novembre 2019

Théâtre de Caen

26 au 28 novembre 2019

Clermont-Ferrand – La Comédie

4 et 5 décembre 2019

Perpignan – L’Archipel

10 au 20 décembre 2019

Théâtre National de Strasbourg

7 au 9 janvier 2020

Angers – Le Quai

15 et 16 janvier 2020

Grand Théâtre de la ville du Luxembourg

22 au 25 janvier 2020

Marseille – La Criée

30 et 31 janvier et 1er février 2020

Saint-Quentin-en-Yvelines, Scène nationale

 

 

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