© Alain Rauline
ƒ article d’Emmanuelle Saulnier-Cassia
La langue de l’écrivain, poète et dramaturge algérien Kateb Yacine est l’une des plus belles qu’il soit donné à entendre et à lire. A la fois lyrique et ancrée dans le réel, sensible et tragique, poétique et politique, attentive aux destins individuels dans une perspective universelle.
Un cadavre encerclé part du souvenir traumatique, celui vécu par l’auteur alors qu’il avait seize ans, de la répression sanglante des manifestations indépendantistes du 8 mai 1945 dans la ville de Sétif notamment, et de son emprisonnement pour y avoir participé, qui conduisit sa mère dans la folie. La tragédie d’un pays, la tragédie d’un peuple, du point de vue pour une fois de ce dernier. Il est intéressant de savoir que s’il a écrit le texte en 1945, c’est dix ans après ces événements, c’est-à-dire au début de (ce que l’on interdisait de nommer alors) la guerre d’Algérie, que Kateb Yacine le fit paraître, à son arrivée en France, en l’occurrence dans deux livraisons de la revue Esprit, avant qu’il ne devienne plus tard un livre et ne soit créé à Bruxelles en 1958 dans la mise en scène et avec Jean-Marie Serreau, puisqu’il était interdit en France…
Le parti du metteur en scène Arnaud Churin, qui prend également un malin plaisir à jouer l’ancienne génération (Tahar et le commandant), est de pas débuter la pièce par l’horrible vision des monceaux de cadavres, mais par une sorte de prologue qui permet aux derniers spectateurs de s’installer, durant lequel les huit comédiens, réunis dans une sorte de petite guérite, entonnent bons enfants des chants populaires comme Douce France, entraînés par le joyeux piano de Noé Beserman. Et d’un coup, un mur (à cour) de la petite structure s’effondre, quelques parpaings volent et le texte et le tragique débutent vraiment. Sur la rue des Vandales…
La scénographie modeste et astucieuse fait s’abattre progressivement les cloisons de la frêle construction, créant une pièce ou un couloir. Des chiffons rouges sortent de la chemise de Lakhdar, le héros, et symbolisent les morts. Les costumes reflètent une époque. La mise en scène s’articule autour d’un registre léger, populaire, parfois proche de la comédie musicale à la Jacques Demy (le dialogue chanté-parlé entre Nedjma et Lakhdar), et ailleurs du slam (le retour de Lakhdar). Le côté sombre et introspectif est résolument mis de côté ou adouci, jusque dans les choix faits pour terminer la pièce, sans doute afin de rendre l’œuvre accessible au plus grand nombre, et de permettre de mieux savourer des tournures de style, ainsi que des formules qui transpercent (« nous sommes morts assassinés » …).
Au soir de première, le valeureux comédien Mohand Azzoug a tenté de braver une toux tenace, ce qui, on ne peut le nier, a gêné la fluidité de la parole (aux sens propre et figuré) du personnage principal de Lakhdar, auquel incombe près de la moitié du texte de la pièce. Ce militant, à moitié fantôme, qui devient étranger à son monde, à son amoureuse (la fameuse Nedjma, objet de la plus grande histoire passionnelle de Yacine et titre éponyme de son grand roman), n’est pas un personnage facile à endosser. Mais malgré quelques flottements et problèmes techniques (du côté des micros), l’énergie est là et la volonté manifeste de partager une langue malheureusement trop peu entendue sur les plateaux doit être saluée.
© Alain Rauline
Un cadavre encerclé, de Kateb Yacine
Mise en scène : Arnaud Churin
Dramaturgie : Emanuela Pace
Scénographie : Léa Jézéquel et Elsa Markou
Son : Amélie Polachowska
Composition musicale : Jean-Baptiste Julien
Lumières : Gilles Gentner
Costumes : Sonia Da Sousa
Regard extérieur : Bertrand Cauchois
Stagiaires mise en scène : Mélanie Malgorn et Suzanne Traup
Régie générale et lumières : Nicolas Martinez Sanchez
Avec : Shannen Athiaro Vidal, Mohand Azzoug, Noé Beserman, Arnaud Churin, Marie Dissais (en alternance avec Melanie Malgorn), Mathieu Genet, Emanuela Pace
Durée : 1h50
Théâtre l’Echangeur
59 avenue du Général de Gaulle
93170 Bagnolet
Jusqu’au 19 octobre 2024, à 20h30
www.echangeur.org
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