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Trois Ballets, chorégraphie Merce Cunningham, au Théâtre National de Chaillot – Théâtre de la Ville hors les murs, Portrait Merce Cunningham, Festival d’Automne Paris

Oct 31, 2019 | Commentaires fermés sur Trois Ballets, chorégraphie Merce Cunningham, au Théâtre National de Chaillot – Théâtre de la Ville hors les murs, Portrait Merce Cunningham, Festival d’Automne Paris

 

© Filip Van Roe

 

ƒƒƒ article de Marguerite Papazoglou

« Il fallait bien la réunion de ces troupes d’envergure européenne pour entrer dans la danse de Merce Cunningham », Ph. Noisette. C’est ainsi que sont annoncés ces Trois Ballets, 4ème programme en hommage au centenaire du grand chorégraphe américain. L’Opera Ballet de Flandre, le Royal Ballet de Londres et le Ballet de l’Opéra national de Paris dansent chacun une de ces trois pièces maitresses de Merce Cunningham, respectivement le presque romantique Pond Way (1998), le petit bijou d’orfèvrerie ou plutôt d’horlogerie qu’est Cross Current (1964) et Walkound Time (1968), chef d’œuvre dada inspiré par l’œuvre de Marcel Duchamp. Et il est extrêmement juste de remarquer que les chorégraphies en question exigent une maîtrise technique parfaite. Là est l’éventuel reproche que l’on peut faire et le paradoxe de ce chorégraphe qui a tant travaillé à libérer le mouvement, mais là est aussi la condition de possibilité de l’accès à la poésie qu’elles contiennent. Une magnifique occasion de redécouvrir une œuvre immense et dérangeante.

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Nous entrons en danse par Pond Way, « Chemin de l’Etang », 22’, par l’Opera Ballet de Flandre. Une danse ondoyante, dans des costumes en jersey blanc flottants et frémissants sur corps dénudés, crépusculaire à nocturne, vibrante à la fois de sérénité et d’activité incessante, tout en échos, simultanéités, retenues, répétitions, attentes, cascades, variations. Une pièce en forme de fugue qui mène dans une zone de mystère, d’humidité sombre et scintillante où l’eau et l’air ne font qu’un.

La technique Cunningham reconnaissable entre mille, la dissociation et la multidirectionnalité des parties du corps, d’une virtuosité sans éclat, est bien présente. Mathématique dans ses combinaisons, elle dessine ici un espace kaléidoscopique où l’orthogonalité et la frontalité théâtrale qui instaurent que la face est la direction la plus importante, que la diagonale est plus forte que la ligne transverse, que l’espace en avant-scène est plus intense que le fond, que le centre régit les périphéries, etc., tout cela est aboli — et parfois non sans humour — au profit du hasard qui sous-tend le processus d’écriture de Merce Cunningham. Plus particulièrement ici c’est la courbe qui apparaît comme la ligne de force sous-jacente — dos, bras, tombé du costume, attitudes. L’évolution globale elle-même suit la ligne de la spirale a spirale ; un suave brouillage du focus du spectateur par une fluidité permanente. Les associations se font et se défont continuellement et, très vite, insensiblement. Le phrasé marqué par une ponctuation de chaque instant invite à la lecture contrapunctique. On perçoit une phrase répétée passant de l’un à l’autre, reprise dans un unisson qui bientôt se délite, par de subtiles variations du mouvement, de la vitesse et des orientations, vers une nouvelle multiplicité. Une écriture dont l’apparition et la disparition sont les maîtres mots et qui fait perdre pied tant elle est tournante.

La bande son signée Brian Eno, électro ambiant douce, mêlant rugissements, chants d’oiseaux, de grenouilles, tons purs, gongs, et sons digitaux contribue à l’envoûtement. Dans ce paysage impressionniste, tout contribue à une réception d’une extrême liberté, sous forme de rêverie intérieure. Il est là cet étang, habité de toutes sortes de présences, sous la lumière bleue-jaune d’une pleine lune d’hiver brumeux.

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La seconde pièce est Cross Current, 7’, interprété par trois danseurs du Royal Ballet : la jeune Julia Roscoe et deux étoiles Romany Pajdak et Joseph Sissens, ce dernier dans le rôle de Merce, presque toujours en contre-point par rapport aux deux femmes, remarquable danseur dont la qualité de rebond n’a rien à envier à son modèle.

Entrée d’un trio uni, collants noirs, hauts de justaucorps blancs, scénographie se résumant à un fond bleu profond, plein feu permanant ; nous sommes dans le règne du dépouillement minimaliste. Ils marchent jusqu’à leurs positions initiales respectives, pause, changement de ces trois points, pause, début d’une phrase en unisson qui se décale comme une musique dont les pistes auraient été montées avec des vitesses différentes. La partition de chaque danseur est construite comme une voix musicale, mais si elles sont trois (de fait) sur le plateau, elles deviennent vite innombrables dans la bande-son. Le rôle de la musique est crucial : juxtaposée à la danse (d’après le désormais célèbre principe cagien régissant les chorégraphies de Merce Cunningham), elle est grandement responsable, de par sa propre folie rythmique, de la sensation de polyrythmie complexe. Cette bande-son est une composition de Conlon Nancarrow, compositeur américain exilé au Mexique dès 1940 auquel John Cage s’intéressait ces années-là. Les pièces en question dataient de plus de dix ans au moment de la création de Cross Current mais n’étaient ni diffusées ni enregistrées. Nancarrow était alors âgé, comme Cage, de 41 ans. La musique était si difficile que les pièces étaient écrites pour piano mécanique. Une bacchanale mécanique au-delà du free jazz, où le piano semble exhiber ses entrailles de marteaux et de cordes tendues frappées à une vitesse frénétique et dans des intensités faisant ressortir des timbres presque digitaux. Parallèlement, des danseurs posant les lignes de leurs arabesques et grands jetés associées à des poses saugrenues dans des configurations littéralement inattendues, avec une frontalité et une attitude d’exécution impersonnelle absolument posées et démonstratives, on adore. Sept minutes qui semblent contenir la matière d’une heure et une fin tout en humour, en accord avec le refus total de narrativité : une simple sortie du cadre : un fade out pour la musique et des danseurs qui sautillent sur une jambe, l’autre en attitude arrière, puisque tel était le « dernier » mouvement de la chorégraphie… !

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Troisième et dernière pièce Walkaround Time, 50 minutes, est la plus radicale des trois. Elle s’est avérée, cinquante ans après sa création, toujours déroutante pour beaucoup. Elle commence par une longue immobilité des danseurs en pleine lumière et sept boites gonflables de plastique transparent dans lesquelles on reconnaît les éléments de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même alias Le Grand verre de Marcel Duchamp, adulé par Jasper Johns, scénographe de la compagnie, et toute l’ « avant-garde » de l’époque. Conçue entre 1915 et 1923, l’œuvre se retrouve ainsi en dialogue avec une pièce de danse, en 1968, juste avant la mort de son créateur.

Des mouvements aléatoires, fabriqués par le tirage aux dés, allant de simples pliés dégagés à des combinaisons d’une complexité et vitesse qu’on aurait pu croire impossibles à imaginer même, mais toujours réalisés sur le même « ton », conforme à celui des costumes : académiques unis… Toute narrativité et tout expressionnisme bannis. La bande-son, composée par David Behrman qui la diffuse encore en personne, avec Jesse Stiles, est une composition faite de silence, de pas sur diverses surfaces, de moteurs de voiture, de bruits parfois indéfinissables saturant le micro, le tout spatialisé sans logique. Les danseurs doivent se fier à leurs propres tempo et clarté des mouvements ; aucun repère musical et des combinaisons toujours changeantes. Et pourtant il n’y a pas une seconde d’hésitation dans les corps. Et il y a une qualité fondamentale qui se dégage de cette concentration intense : c’est un essentiel, le travail le plus intime du danseur vivant son mouvement, qui est exposé. Chaque geste se pose, s’expand et se donne complètement à la pièce. On perçoit le son et le silence qui est derrière, le mouvement et la possibilité de non-mouvement. Les événements factuels ne sont alors qu’une possibilité, l’essentiel étant le lieu de leur condition de possibilité. Cette expérience vécue, et qui nous est transmise, est peut-être une des façons les plus concrètes de toucher le temps. Le temps de walking around (se balader et non aller), avec le vide suffisant, comme l’action même de l’expérience du temps. Si l’on se souvient de Duchamp déclarant peindre des choses non visibles, on ne peut qu’applaudir à ce bel échange et hommage.

Ainsi, à l’antipode du spectateur heurté pour qui le silence et le mouvement sans cesse contrôlé, arrêté, raréfié, abstrait est insupportable, il y a celui chez qui le spectacle opère une plongée méditative. On imagine souvent le regard actif exigé par ces pièces comme un entrainement mathématique. Mais cet aspect structurel — présent ici si on s’amuse à suivre les parties au nombre de sept, les recommencements avec changements d’espaces, les sept interactions avec chaque morceau du Grand Verre etc. — n’est pas le but ultime, et c’est bien à de la danse à laquelle on assiste et non à une partie d’échecs.

 

Trois ballets, de Merce Cunningham

Pond Way par l’Opera Ballet Vlaanderen
Durée 22 min
Chorégraphie Merce Cunningham
Remontée par Andrea Weber
Musique Brian Eno (New Ikebukuro For 3 CD Players)
Scénographie Roy Lichtenstein (Landscape with Boat)
Costumes Suzanne Gallo
Lumières David Covey
Maître de ballet Gabor Kapin

Avec (en alternance) Anaïs De Caster, Nini de Vet, Lara Fransen, Ruka Nakagawa, Nicha Rodboon, Astrid Tinel, Shelby Williams, Nicola Wills, Matt Foley, Gary Lecoutre, Philipe Lens, Arthur Louarti, Teun van Roosmalen, Laura Walravens, Robbie Moore, Viktor Banka.

 

Cross Currents par The Royal Ballet
Durée 7 min
Chorégraphie Merce Cunningham
Remontée par Daniel Squire
Musique Conlon Nancarrow (Rhythm Studies for Player Piano)
Costumes Merce Cunningham
Lumières Clifton Taylor d’après Beverly Emmons
Avec Romany Pajdak, Julia Roscoe, Joseph Sissens

 

Walkaround Time par le Ballet de l’Opéra national de Paris
Durée 50 min
Chorégraphie Merce Cunningham
Remontée par Meg Harper, Jennifer Goggans
Musique David Behrman (… for nearly an hour…)
Texte Marcel Duchamp La Mariée mise à nu par ses célibataires, même [La Boîte Verte], Paris, 1934, © succession Marcel Duchamp, 2019
Décors Marcel Duchamp La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, dit Le Grand Verre supervisé à l’origine par Jasper Johns
Costumes d’après Jasper Johns
Lumières Beverly Emmons
Son Jesse Stiles
Répétitrice Laurence Laffon

Avec (en alternance) Emilie Cozette, Sarah Kora Dayanova, Pauline Verdusen, Victoire Anquetil, Katherine Higgins, Julia Cogan, Lucie Fenwick, Claire Gandolfi, Sophia Parcen, Gwenaëlle Vauthier, Florian Magnenet, Yann Chailloux, Matthieu Botto, Julien Cozette, Samuel Bray, Alexandre Carniato, Jean-Baptiste Chavignier

 

Du 22 au 26 octobre 2019 à 20h30, sauf jeudi 19h45 et samedi 15h30 et 20h30

Durée 1h50 dont 30 minutes d’entractes

 

Théâtre National de Chaillot
1 Place du Trocadéro

75016 Paris

Réservation au 01 53 65 30 00

www.theatre-chaillot.fr

et au 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com

 

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