© Loll Willems
ƒƒ article de Denis Sanglard
Trissotin ou les femmes savantes, Molière et l’émancipation féminine. Macha Makeïeff gratte furieusement le vernis de la satire pour mettre à jour, derrière le rire, la comédie de mœurs. Dans ce foyer balayé par la contestation des femmes, cette revendication pour l’accès au savoir au même titre que les hommes, loin « du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit /(…) /de cette indigne classe où nous rangent les hommes ; / de borner nos talents à des futilités, / Et nous fermer la porte aux sublimes clartés. », fait souffler un vent de folie brute qui menace de catastrophe cette famille éclatée par les dissensions internes et cristallisé par Trissotin, fat et précieux poète parasite (Geoffroy Rondeau, étrange avatar ici de John Galliano), dont se sont entichés les femmes, Philaminte en tête. Les hommes sont en déroute, pleutres et castrés devant tant d’excès, à leurs yeux de mâles, incompréhensibles. Scénographie vintage, années 1970 soigneusement reconstituées mais sans plus d’excès, évocation d’une époque où la contestation féminine battait son plein, où le désir de liberté, toutes les libertés, soufflait furieusement. Impeccable scénographie en trompe l’œil car sous la modernité pop et colorée affichée, le débat qui fait rage, nouvelle querelle des anciens et des modernes, nature contre culture, ne tardera pas à se dégonfler. La veulerie de Trissotin dévoilée, l’ordre « naturel » des choses, le triomphe du mâle, un temps sérieusement écorné, revient. Une fin de comédie obligée et machisme de façade. Molière a distillé dans cette satire féroce, on sait combien Molière est d’une férocité rare, la dent est dure, des précieux et des pédants, ces faux intellectuels de salon, un poison pernicieux, une vrai réflexion sur la peur des hommes et le pouvoir des femmes, la terreur des premiers devant le désir des secondes. Mise en scène alerte où Macha Makeïeff verse dans le burlesque avec mesure, joue des situations qu’elle pousse aux limites avec un bonheur évident et communicatif, certains gags sont franchement hilarants. Mais dans ce maelström qui peine à démarrer, ça lambine un peu au début et ne prend son envol qu’avec l’arrivée fracassante, une vraie tornade, de Marie-Armelle Deguy survoltée (Philaminte), Macha Makeïeff ménage des plages bouleversantes où tombent les masques de la comédie. Ces femmes qui se veulent puissantes ont des fragilités, des failles qui signent leur échec, que débusque finement la metteuse en scène. Soudain le temps est comme suspendu, se fait grave et la vérité est mise à nue. Ainsi la souffrance d’Armande (Carole Espargilière, à fleur de peau) prise entre deux feux, ce désir absolu de liberté et le refus de s’engager qui lui a fait rompre avec Clitandre qu’elle aime toujours et la pose en rivale amère et difficilement avouée de sa sœur Henriette qui doit l’épouser. Avec en miroir et pour perspective, échec programmé, de finir comme sa tante Bélise, folle érotomane et célibataire (Jeanne-Marie Levy, génialement et vocalement timbrée). Ou une danse maladroite et impromptue de quelques minutes entre les deux époux, Chrysale et Philaminte, où tout soudain on se dit que, oui, Armande n’est pas dupe et qu’une trêve est sans doute possible alors même que chacun est retranché dans ses positions. C’est dans ces pulsions secrètes et soudain incontrôlées, surgies inopinément, lapsus et actes manqués, que les personnages expriment brutalement les contradictions de leur combat, leurs échecs. Là, Macha Makeïeff prend le temps d’amener ses comédiens vers l’indicible, de les faire glisser vers une vérité dépouillée des oripeaux de la comédie et de renverser la farce sans crier gare qui n’est que l’envers de la tragédie. C’est d’ailleurs dans la direction d’acteur, au cordeau et très précise, qu’elle révèle sous le masque toute l’impertinence de Molière envers son siècle, si paradoxal, et la pertinence d’une réflexion qui dépasse la comédie pour un vrai et profond questionnement sur l’émancipation des femmes. La profondeur, l’intelligence de cette mise en scène, outre son acuité, réside sans doute ici, de ne pas verser absolument et tambour battant dans la comédie et le burlesque mais de savoir se poser, freiner l’élan pour prendre le temps de la réflexion. Et le final explosif, inattendu, n’est que la conclusion pour Macha Makeïeff d’une situation intenable que le mariage d’Henriette, convention théâtrale, ne peut résoudre. Et dans cette réussite les comédiens ont la part belle qui, tous, inventifs et dans un esprit de troupe, jouent leur partition complexe avec brio.
© Loll Willems
Trissotin ou les femmes savantes de Molière
Mise en scène de Macha Makeïeff
Lumières Jean Bellorini assisté d’Olivier Tisseyre
Son Xavier Jacquot
Coiffures et maquillage Cécile Kretschmar assistée de Judith Scotto
Arrangements musicaux Macha Makeïeff, Jean Bellorini
Assistants à la mise en scène Gaëlle Hermant, Camille de la Guillonnière
Assistante à la scénographie et accessoires Margot Clavière
Construction d’accessoires Patrick Ynesta
Assistante aux costumes Claudine Crauland
Régisseur général André Néri
Iconographe Guillaume Cassar
Diction Valérie Bezançon
Fabrication du décor Atelier Mekane
Avec Vincent Winterhalter, Marie-Armelle Deguy, Arthur Igual & Philippe Fenwick (en alternance), Caroline Espargilière, Vanessa Fonte, Geoffroy Rondeau, Jeanne-Marie Levy & Anna Steiger (en alternance), Ivan Ludlow, Pascal Ternisien, Karryl Elgrichi & Louise Rebillaud (en alternance) Valentin Johner, Arthur Deschamps
Du 10 avril au 10 mai 2019 à 21h
Le dimanche à 15h
La Scala Paris
13 boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Réservations 01 40 03 44 30
www.lascala-paris.com
comment closed