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Tragédie, texte de Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoël-Duval, Jean-Serge Salh, mise en scène d’Éric Lacascade et David Bobée, à la Villette

Avr 07, 2025 | Commentaires fermés sur Tragédie, texte de Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoël-Duval, Jean-Serge Salh, mise en scène d’Éric Lacascade et David Bobée, à la Villette

© Arnaud Bertereau

fff article de Denis Sanglard

 Tragédie, co-mise en scène par Eric Lacascade et Davie Bobée, c’est avant tout une affaire de transmission. David Bobée ayant appris son métier auprès d’Éric Lacascade et c’est cette filiation artistique profondément engagée qu’ensemble dans ce geste volontaire de transmission ils perpétuent aujourd’hui avec les élèves du Studio 7 de l’Ecole du Nord. Tragédie est bien plus qu’un spectacle de fin d’étude. On serait même tenté de retirer « fin d’étude » tant ce qui nous est offert là dépasse ce qui ordinairement nous est donné de voir en fin de promotion. Ecrit à quatre mains par des élèves auteurs (Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoël-Duval, Jean-Serge Salh), accompagnés par l’autrice Eva Dumbia, c’est d’abord un inventaire sans concession et lucide sur l’état du monde et son effondrement, un questionnement accusateur sur l’héritage pourri reçu des boomers, un portrait d’une génération inquiète et responsable, consciente des changements à opérer et décidée à bousculer le monde. Mais ça, c’était avant. Avant que l’avion qui les transportait ne se crasche avec leurs idéaux. Perdus au milieu de nulle part, obligé de faire société, d’être solidaires à tout du moins, les valeurs affirmées qui les distinguaient, affirmaient-ils,  de la génération précédent volent en éclat. S’effondrent avec violence feutrée leurs utopies d’amour et de solidarité, d’amitié et d’empathie, des lendemains qui chantent. Le wokisme, dans son acceptation la plus généreuse et loin de tout cliché épouvantail, soumis à cette épreuve, en prend un sacré coup dans l’aile. Si le progrès était un mensonge qu’on se racontait, disaient ils en préambule, ce dénuement soudain et tragique où l’on crève de faim et de soif, chacun tentant de survivre jour après jour, exacerbant les tensions, est une vérité funeste qui les révèle à eux-mêmes dans leurs contradictions et leur impuissance à agir collectivement. Au milieu de cette carlingue cramée et démembrée on tente bien de bâtir un semblant de communauté ( encouragé par Miya Péchillon), une collectivité solidaire et c’est un bidonville qui surgit qui n’abrite que des individualistes, enfants post-ado réclamant maman. Du passé que l’on dénonçait vertement aucune leçon ne semble avoir été tirée. Mais comme le dit l’un deux, Yassim Aït Abdelmalek, on ne nous a rien appris sauf « démerdez-vous ». Et c’est sans doute ce « démerdez-vous » et son ambivalence qui contient tout le tragique d’aujourd’hui. Tous meurent.

Mais David Bobée a ce don de toujours renverser les perspectives, de vous prendre à revers. Après nous avoir bien plombé l’ambiance, prêt de chialer que nous étions devant ce constat amer et bouleversant qu’au fond la génération post-boomer était aussi paumée sinon plus que leurs ainés, ces derniers (ce dont je suis, mea culpa) responsables de ce marasme et de leur avenir incertain, un troisième acte inattendu vous cueille. On n’en dira presque rien, laissons la surprise, mais finit la tragédie, tout ça n’était que du théâtre. Voilà c’est dit et dénoncé gaiement avec cette question qui revient, posée par Illana Micoin Onnis, à quoi sert le théâtre et cette réponse lapidaire, à rien. Du moins s’il ne résout rien, ne répare rien, il est au moins, au mieux, une fenêtre sur le monde pour sa compréhension.

Et ils sont extraordinaires ces quinze qui sur le plateau éclatent d’un véritable talent, d’une présence indéniable, détourant leur partition avec une justesse ébouriffante, leur promettant une sacré carrière, on l’espère. Il faudrait les nommer tous. Parce qu’ils s’emparent avec un engagement sans faille d’une écriture concise, au scalpel, qui donne à chacun une véritable consistance et à l’ensemble une formidable cohésion, tout en respectant la règle du genre obligée d’une création de fin d’étude qui se partage entre moment chorale, monologues et dialogues, mais ici avec un réel équilibre toujours au service d’une dramaturgie qui ne perd jamais son fil narratif toujours tendu obérant de fait la contrainte. Il y a beaucoup d’eux-mêmes dans ce questionnement aigu qui traverse cette création lui ajoutant une vérité tangible et sensible. Il y a des scènes qu’on ne peut oublier ; ce jeu de vérité/action par Clément Bigot ; une dernière danse échevelée sous les étoiles qu’entraîne Charles Tuyizere ; cette ripaille où la carlingue est boulottée comme un festin de roi proposée par Marie Molly et Félix Back ; un infanticide insoutenable ( impressionnante Fantine Gelu) …

David Bobée et Eric Lacascade jouent par ailleurs de ça, ouvrant cette création par un oratorio, ou tout comme, cahier de doléance d’une génération adressé frontalement au public, avant dans un second acte de mettre en branle le cœur de son sujet pour finir par un troisième acte, joyeux tohu-bohu où éclate l’insolence de cette jeunesse et surtout la singularité de chacun des comédiens qui nous offrent ici une part d’eux-mêmes débridée et déliée de cette Tragédie. On ne sort pas forcement indemne de cette création prégnante et forte, laquelle, quoi qu’on en pense, nous met salement face à nos responsabilités et nos manquements. Action ou vérité ?

 

© Arnaud Bertereau

 

Tragédie, texte de Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoël-Duval, Jean-Serge Salh

Accompagnée par Eva Dumbia

Mise en scène d’Éric Lacascade et David Bobée

Avec : Yassim Aït Abdelmalek, Félix Back, Poline Baranova Kiejman, Jessim Belfar, Clément Bigot, Sam Chemoul, Fantine Gelu, Ambre Germain-Cartron, Ilana Micoun-Onnis, Mary Moly, Miya Péchillon, Charles Tuyizere, Sonia Bonny, Hao Yung Wu

Scénographie : David Bobée et Léa Jézèquel

Lumière : Stéphane Babi Aubert

Vidéo : Wojtek Doroszuk

Musique : Jean-Noël Françoise

Costumes : Mayuko Bobée et Angélique Legrand

Décor : Atelier du Théâtre du Nord

 

Vu le 4 avril 2025 à La Villette

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