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Toucher au nerf, de Maguy Marin, conversation avec Olivier Neveux, aux Éditions Théâtrales  

Jan 08, 2024 | Commentaires fermés sur Toucher au nerf, de Maguy Marin, conversation avec Olivier Neveux, aux Éditions Théâtrales  

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

 

Ni méthode à proprement parler, ni recension complaisante ou satisfaite d’un parcours artistique renommé, le livre d’entretiens de Maguy Marin avec Olivier Neveux, agrémentés de trois interventions de la chorégraphe, déploie une pensée sur le vif, tramée dans l’épaisseur d’un geste. Et c’est la force et la singularité de l’approche éditoriale d’Olivier Neveux que d’en avoir conservé le caractère propre au temps conversé, affirmé et multiple à la fois, parfois contradictoire, toujours sur le qui-vive de la précision ou de la correction à apporter, et de lui savoir gré d’être une pensée en action, à toujours parfaire et précieuse pour cela même, arrimée à une pratique quotidienne des corps et du collectif. A travers les mots, au détour des situations narrées, comme dans un livre de Modiano, se détache une autre figure, perceptible dans la réapparition de certains traits dans la scansion des époques remémorées par ce regard rétrospectif et actuel : celle d’une posture éthique, politique, d’une artiste interrogeant en permanence sa propre méthode. En cela elle est proprement exemplaire.

 

De cet échange à bâtons rompus émerge finalement une méthode de la méthode. Un rapport à soi-même et aux autres, une relation critique au monde et à ces structures. « La violence du monde, elle, ne se calme pas. Le risque d’une adaptation à cette violence, c’est de crier parce que ça fait mal, puis de crier parce que ça fait bien ». Tâtonnant, cernant et discernant son objet, sa quête, qui semblent se redéfinir et se redéployer au fur et à mesure qu’elle progresse, Maguy Marin tient d’une main ferme sa baguette de sourcier, sensible aux fracas, aux tracas, comme aux forces invisibles qui dominent et aliènent la société, et trace sa ligne de crête, pour reprendre le titre de l’un de ses spectacles récents. Sans cesse, sans jamais flancher, elle n’a de cesse de s’en tenir à une exigence pour soi-même comme pour les autres, danseurs ou spectateurs, alliant une rigoureuse recherche, un patient travail, à une colère qui ébroue autant les affects que l’intellect. Il faut se souvenir du scandale d’Umwelt, et la chorégraphe de rappeler les difficultés connues après la création pour faire tourner cette pièce-là alors qu’elle rencontre aujourd’hui le succès. Ce qui n’est pas sans interroger et n’entame en rien la colère créatrice de Maguy Marin. La lecture de Toucher au nerf produit aussi cela en miroir : un questionnement réflexif sur sa propre posture de spectateur : qu’en est-il de nos ressorts ? de notre propre exigence, de notre rapport aux modes spectaculaires, de notre facilité à succomber au divertissement qui n’est que diversion…

 

Outre l’exposition des grilles polyrythmiques à l’œuvre dans nombre des pièces de la chorégraphe, agissant souterrainement et structurellement dans le processus de fabrication, rappelant combien la question du rythme est de nature politique autant qu’esthétique (« [..] mais non, personne ne va trop vite ou trop lentement, c’est juste qu’ils n’étaient pas connectés. Le travail du rythme, c’est ce qui fait cette attention particulière que les gens ont les aux autres »), l’autre fil rouge de cette conversation est le rapport de Maguy Marin au langage qui, de la table préparatoire, sous-texte et pré texte d’un spectacle à venir, a progressivement pris part de façon explicite dans l’œuvre, comme par exemple Y aller voir de plus près, qui instaurait au plateau la lecture de La guerre du Péloponnèse de Thucydide. Par cette démarche, par cette volonté de se colleter à et de faire entendre des textes de penseurs, d’historiens ou de poètes, dans ce rapport d’humilité vis-à-vis du livre qui impose autant qu’il peut effrayer, c’est comme si une parenté inattendue se faisait jour entre la danseuse chorégraphe et l’écrivain Pierre Bergounioux : c’est, écrit dans leur chair (et pour cela, ils me troublent autant l’un et l’autre), que le langage est aussi affaire de domination, que la parole et l’écrit recèlent, sous leurs ors, une injonction à la soumission de la classe démunie. L’origine sociale augure l’absence de légitimité quand il s’agit de s’emparer des mots. L’onde de choc de la domination vibre entre les corps et les mots des dominés. Le tournant pris par Maguy Marin, insérant le langage dans le champ de sa danse (quand les mots étaient jusque-là dévolus au théâtre), est d’une remarquable pertinence si l’on veut bien reconnaître que les mots comme les corps, mais plus invisible que ces derniers, sont les vecteurs et les marqueurs des relations de domination qui entrelacent le monde. Ils sont d’une certaine façon le nerf de la guerre, et les réactions, quelque peu réservées, accueillant ses dernières pièces et reprochant une trop grande explicitation, devraient à cette aune être elles-mêmes interrogées. Cet explicit content porté par Maguy Marin, comme une faute de goût dénoncée par ceux qui s’arrogent le bon goût, est un acte politique autant qu’artistique. Les deux sont inséparables. Toucher au nerf révèle un chemin d’émancipation qui n’en finirait pas de mettre à jour les chaines qui nous entravent. Et sa lecture passionnante de remobiliser nos rages assoupies : « Je ne veux pas trop me discipliner, je veux garder ma rage…J’ai envie de défendre cette capacité que nous avons de rendre la violence qui nous est faite. C’est tout. »

 

Toucher au nerf, de Maguy Marin

Conversation avec Olivier Neveux

 

Éditions Théâtrales

 

Octobre 2023, 138 p., 19€

 

https://www.editionstheatrales.fr/

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