© Sébastien Durand
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
L’invisible, l’imperceptible, recèlent le flagrant délit. Le crime se pare de l’ambiguïté. Un corps rampe sur un autre, allongé, inerte, s’affaire dans le taillis, se vautre bestialement dans le lit de feuilles mortes. Comment croire ce que l’on a cru voir l’espace d’un instant dans la froide obscurité sylvestre, encore plus assombrie par le déferlement sonore qui ouvre This is how you will disappear ?
L’espace d’un instant est probablement l’expression la plus juste pour décrire l’expérience proposée par Gisèle Vienne, essaimant toute son œuvre, cette transmutation de l’impondérabilité du temps aux dimensions spatiales du monde : une seconde diffractée dans l’élancement d’un arbre, une minute déployée dans l’embrassement d’une forêt, une éternité affirmée dans l’immobilité d’un corps. Le temps est affaire d’espace où il flaire sa mesure. Sa troublante élasticité, opérée par le mouvement ralenti ou accéléré des corps, se prolonge dans la réception du spectateur où chaque instant de subdivise en deux, puis encore en deux, étendant l’infini dans un mouchoir de poche.
Il y a donc cette forêt : immense ! inoubliable !… comme si le célèbre fond de scène du théâtre du peuple de Bussang avait envahi la scène et l’avant-scène. Des arbres squelettiques, rachitiques pour certains, dans le flottement de leur nudité effeuillée, hormis quelques résineux, des arbres dont la présence étrangement immobile évoque les sculptures longilignes de Giacometti. Ils sont le point de vue, enfouissant ou exhumant le fait humain. Ils dilatent le temps à l’échelle de leur croissance : comparativement, la gymnaste s’entraînant avec son coach, le rocker se lamentant, ont la brièveté du papillon. La beauté gigantesque de la scénographie étalonne notre regard et notre conscience hors de l’anthropocène.
La présence de ces trois-là est en soi une énigme, ou une erreur. Juste-au-corps, jogging, et cuir clouté, comme un triple anachronisme œuvrant à une coupure du sens. Une gymnaste capable de toutes les contorsions est pliée et dépliée entre les mains de son coach, telle une poupée, une marionnette. Le coach prenant position sur ce corps, la renverse, la projette dans la représentation de l’acte sexuel. Sans cesse : l’image du viol, du meurtre, en arrière-fond, tel un leitmotiv en musique, tel un repentir en peinture, comme une mauvaise pensée dont on se saurait se défaire. Les corps chez Gisèle Vienne parlent le langage habituellement escamoté de l’inconscient mais en le dénuant de signification. Ils sont purs signifiants affranchis de tout récit.
Il n’y a pas à proprement dit d’histoire dans This is how you will disappear. Il s’agirait plutôt des lambeaux et des traces qu’une histoire aurait laissés dans les corps. Cet effilochement de l’action, ces enchaînements sans queue ni tête, ces apparitions et disparitions, rappellent les narrats inventés par l’écrivain Antoine Volodine : percutants dans leur entame, abrupts dans leur clôture. Avalés par la puissance de la forêt, qui se métamorphosera par le travail exceptionnel des lumières et du son en forêt tropicale, les actions humaines s’y décomposent et la nourrissent comme l’humus, comme le corps assassiné au fond de la rivière, recouvrant in fine de son onde les feuilles et les branches des arbres.
Lorsqu’enfin toute trace humaine aura été complètement absorbée, la forêt redevenue primaire se signera de l’envol majestueux d’un faucon et d’une chouette blanche : This is how you will disappear ! Avec Gisèle Vienne, le théâtre sera devenu une seconde nature. C’est unique.
© Silveri
This is how you will disappear, conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie : Gisèle Vienne
Créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra, Jonathan Schatz
Création musicale, interprétation et diffusion live : Stephen O’Malley, Peter Rehberg
Texte et paroles de la chanson : Dennis Cooper
Lumières : Patrick Riou
Sculpture de brume : Fujiko Nakaya
Vidéo : Shiro Takatani
Stylisme et conception des costumes : José Enrique Oña Selfa
Fauconnier : Patrice Potier / Les Ailes de l’Urga
Construction des poupées : Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne
Reconstitution des arbres et conseils : Hervé Mayon / La Licorne Verte
Évidage et reconstitution des arbres : François Cuny / O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble
Création maquillages, perruques et coiffures : Rebecca Flores
Durée : 1 h 20
Du 6 au 8 janvier 2022 à 20 h
MAC – Maison des Arts Créteil
Place Salvador Allende
94000 Créteil
tél : 01 45 13 19 19
Du 10 au 12 mars 2022 à 20 h sauf le 12 à 15 h
Théâtre National de Bretagne, Rennes
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