© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Pour gagner le triptyque Théâtre et amitié, il vous faudra descendre et traverser les gradins au velours rouge du Théâtre Ouvert, puis monter sur scène où une arène à quatre pans délimite un carré blanc. Ce trajet n’est pas rien. Il préfigure l’évanouissement de certaines distances, l’avènement de nouveaux rapports. Non pas que ce Théâtre et amitié (triptyque) nierait la théâtralité, bien au contraire, mais plutôt qu’il nous déplacerait à l’endroit même de sa fabrique, à l’instar et dans un style radicalement différent de Valère Novarina, nous sommes comme installés au cœur de la parole, entêtante et claironnante. Nous sommes cis au croisement de l’élocution et de l’élucubration. Accentué encore par la scénographie à l’allure de feuille blanche, les mots prennent ici le taureau par les cornes, prennent le large dans leur petite barque brinquebalante toutes affaires cessantes, et, dans un ersatz de banale quotidienneté, rythmé par des tasses de café, de thé, des pommes croquées, dans le décorum d’une vie de couple ou d’une relation amicale, jouent leur partition qui semble pratiquement échapper aux locuteurs. Théâtre de l’absurde, d’une certaine façon oui, mais plus encore un théâtre régi par le principe d’une incertitude absolue, la narration chancelante s’effondrant au fur et à mesure qu’elle se construit. Un théâtre de pures hypothèses, s’annulant au fur et à mesure qu’elles s’énoncent. No direction home. Théâtre d’une jubilatoire intranquillité. L’écriture de Nicolas Doutey nous coupe l’herbe sous le pied, est une entreprise d’échafaudages précaires, dont la visée semble aléatoire, presque superflue. C’est un état non pas de fait, mais d’être. Une approche quantique et cantique, musicale. Sa langue est dévorante, mine de rien. Elle aspire le monde humain et se le met en bouche comme un grain à moudre. Un astrophysicien parlerait peut-être ici de trou noir tant la mécanique du langage à l’œuvre semble capable, vortex centripète, d’absorber tout ce qui passe entre ses lèvres. Le texte avance camouflé par sa reconnaissabilité, sa rassurante tonalité, avalant ses couleuvres et nous en faisant voir de toutes les couleurs. Les apparences sont sauves, mais il leur manque une cale. Une bouilloire électrique se met à gémir et le réel nous rattrape.
Il va s’en dire que ce théâtre-là est un théâtre d’acteurs. Chevilles ouvrières d’un monde de mots dont l’équilibre est aussi délicat que celui d’un mikado, ils ont en charge le destin de ces mots, de les faire sonner, vibrer, tinter. Justesse et finesse, comme une fine porcelaine. Chacun s’en fait le portevoix dans un jeu labyrinthique où les émotions passent comme des nuages. Il y a de la gamme dans le clavier bien tempéré de leurs affects. La présence, transparence et opacité réunies, est l’indispensable sésame pour ouvrir ce texte au monde quand il semblerait se replier sur lui-même. Les phrases paraissent miroiter sur les visages, les répliquent fusent, ricochent et font des vagues aussi vite refermées. Cette maestria est d’une insolente beauté, et l’on sourit autant des embardées du texte que de la sainte idiotie des acteurs capables de le tenir à bout de jeu. Le dispositif quadrifrontal, les costumes d’Elise Garraud détachant délicatement et poétiquement les corps, le travail du son d’Isabelle Surel creusant la matière du temps, les lumières scrutatrices, climatiques et inquiètes d’Anne Vaglio et Rémi Godfroy, tout cela concourt à faire de cette scène le lieu d’une expérimentation spectaculaire où l’on se sent étrangement soi-même convoqué.
© Christophe Raynaud de Lage
Théâtre et amitié (triptyque), textes de Nicolas Doutey (Je pars deux fois / Théâtre et amitié / La table planétaire)
Mise en scène : Sébastien Derrey, en collaboration avec Vincent Weber pour le deuxième volet du projet
Avec : Rodolphe Congé, Vincent Guédon, Catherine Jabot, Nathalie Pivain, Olga Grumberg, Frédéric Gustaëdt
Scénographie : Rémi Godfroy, Sébastien Derrey
Lumières : Anne Vaglio (pour Théâtre et Amitié et La table planétaire), Rémi Godfroy (pour Je pars deux fois)
Son : Isabelle Surel, assistée de Paulin Bonijoly
Costumes : Elise Garraud
Accessoires (pour La Table planétaire) : Olivier Brichet
Régie générale et lumières : Emmanuelle Phelippeau, Titouan Lechevalier
Régie son : Paulin Bonijoly
Assistante : Lorraine Malherbe
Du 13 au 22 mars 2025
Lundi, mardi, mercredi à 19h30
Jeudi, vendredi à 20h30
Samedi à 18h
Durée : 1h40
Relâche exceptionnelle jeudi 20 mars
Théâtre Ouvert
159, avenue Gambetta
75020 Paris
Réservations : 01 42 55 55 50
https://www.theatre-ouvert.com
En tournée :
Le 29 avril à 20h et 30 avril à 18h30
Comédie de Béthune
138, rue du 11 novembre
62400 Béthune
Tél : 03 21 63 29 19
https://www.comediedebethune.org
comment closed