À l'affiche, Critiques // The way she dies, texte de Tiago Rodrigues d’après Anna Karénine de Tolstoï, Théâtre de la Bastille / Festival d’Automne à Paris

The way she dies, texte de Tiago Rodrigues d’après Anna Karénine de Tolstoï, Théâtre de la Bastille / Festival d’Automne à Paris

Sep 13, 2019 | Commentaires fermés sur The way she dies, texte de Tiago Rodrigues d’après Anna Karénine de Tolstoï, Théâtre de la Bastille / Festival d’Automne à Paris

 

© Filipe Ferreira

 

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Une création d’une grande poésie et délicatesse, toute de grâce profonde et de gravité légère. Encore une fois Tiago Rodrigues nous éblouit, nous transporte avec bonheur au plus profond des mystères de la littérature, de son importance, de son influence pour qui est happée par elle. Lecture et miroir du monde et de nos vies minuscules soudain exemplaires, héroïques, tragiques. Lire et faire d’une œuvre le palimpseste de sa propre vie. S’ouvrir au monde, le découvrir, comprendre l’essence de son existence, être Madame Bovary hier, aujourd’hui Anna Karénine. Appréhender la réalité par la fiction, traversée par ces fantômes de papiers qui ont le poids insensé d’une vie, la nôtre et celle de notre piteuse et grandiose humanité. Fantômes qui nous hantent. Le poids mystérieux des mots, le poids des morts aussi. Anna Karénine c’est 490 g. Le poids d’une âme et de toute la Russie… Mais « The way she dies » n’est pas ici une adaptation scénique plate et littérale du roman. Comme est interrogé dans cette création de l’importance de la traduction, nous y reviendrons, Tiago Rodrigues et Tg Stan ont pris le meilleur parti, celui de trahir en toute conscience l’œuvre.

Traduire, c’est toujours trahir et pour le meilleur. Ce n’est pas Anna Karénine le sujet mais l’œuvre en elle-même, sa substantifique moelle, de son importance vitale pour ces quatre sur le plateau, ces deux couples qui se déchirent à quelques années d’intervalles. L’un portugais, l’autre belge. Et combien la lecture de cette œuvre agit comme une révélation soudaine, éclair foudroyant à la lumière de laquelle soudain se dessine une vérité jusque-là informulée et la possibilité d’un destin autre, jusqu’à la déchirure, la rupture. Ce livre offert à Isabel, qu’elle annote fébrilement, devient la promesse d’une autre vie, d’une émancipation fragile, au risque volontaire de l’échec. Ce livre lu et relu de façon obsessionnel par Franck, l’exemplaire d’Isabel reçu sans doute en héritage, accuse l’échec de son mariage et l’émancipation résolue de sa femme. Deux points de vue, deux regards, deux appréhensions, une seule œuvre. Au Madame Bovary c’est moi de Flaubert, répond en écho lointain et contemporain Anna c’est moi, Alexis c’est moi. Et ses conséquences. C’est toute la force de la littérature, qui entraîna la perte d’Emma, d’autoriser l’envol d’Isabel et accuser la souffrance de Franck…  La littérature c’est cela pour Tiago Rodrigues et Tg STAN, cette incroyable capacité à bousculer les destins, à faire basculer les certitudes, à répondre aux mystères insondables de nos vies. Et dans cette mise en scène où fiction et réalité ne cessent de se croiser avec beaucoup de subtilité − il suffit d’une robe retirée pour passer de la fiction à la réalité, du roman au plateau − une autre interrogation surgit, qui trouble la perception même du sujet. Spectacle en trois langues, portugais, flamand et français, qu’en est-il alors de la réception de l’œuvre par son lecteur ? Qu’en est-il au présent de sa réception par le spectateur ? Et par l’acteur ? Fascinant de voir comment une traduction au final modifie l’œuvre et son contexte. Altère ou exhausse le sens profond et de fait sa réception. Approcher au plus près d’une langue n’est-ce pas alors vouloir appréhender au plus près le sentiment exact du personnage ?

Splendide et bouleversante trouvaille ici, apprendre le français parce que le livre offert, Anna Karénine, est en français, langage de votre amant, c’est vouloir approcher au plus près, à bas-bruit, de cet amour-là, des sentiments exact de l’être aimé. Et trahir celui qu’on délaisse, ignorant de cette langue, démuni devant elle, parce que ses mots, ceux de sa langue,  par trop usités se sont lentement évidés de leur sens, érodant de même leur amour. Sans doute là est la clef de cette création où le désir, l’amour et la trahison passent avant tout par le verbe et par ce roman devenu un viatique entre ces deux-là qui s’aiment et ces deux-là qui se séparent. Les acteurs, dirigés au plus près par Tiago Rodrigues, un jeu frontal et direct comme à leur habitude, sont éblouissants. Passant d’une langue à l’autre s’expriment soudain d’infimes et subtiles métamorphoses. Tout passe par cette appréhension singulière de la langue qui différencie ces deux couples. Ou son apprentissage qui les unit. Hommage à la littérature, à son pouvoir subversif, celui-là même qui entraîna Flaubert au tribunal, à cette capacité à révéler les entrailles secrète de chacun et du monde, cette création d’une très belle facture, d’une grande élégance dans sa simplicité qui n’est qu’un leurre, est une vraie et belle réussite ; nous sommes tous Anna Karénine. À en mourir.

 

 

© Filipe Ferreira

 

 

 

The way she dies, spectacle de tg STAN et Tiago Rodrigues

Texte Tiago Rodrigues

D’après Anna Karénine de Tolstoï

De et avec Isabel Abreu, Pedro Gil, Jolente de Keersmaeker, Franck Vercruyenssen

Lumière et scénographie Thomas Walgrave

Costumes An d’Huys et Britt Angé

Surtitrage Joana Frazao

 

Du 11 septembre au 06 octobre 2019

20 h, dimanche 17 h

Relâche les 16, 17, 23, 24 et 30 septembre 2019

 

Théâtre de la Bastille

75 rue de la Roquette

75011 Paris

Réservations 01 43 57 42 14

www.theatre-bastille.com

www.festival-automne.com

 

 

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