À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // The Rake’s Progress (La carrière du libertin), opéra de Igor Stravinsky, livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, à l’Opéra de Paris / Palais Garnier

The Rake’s Progress (La carrière du libertin), opéra de Igor Stravinsky, livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, à l’Opéra de Paris / Palais Garnier

Déc 05, 2024 | Commentaires fermés sur The Rake’s Progress (La carrière du libertin), opéra de Igor Stravinsky, livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, à l’Opéra de Paris / Palais Garnier

 

© Guergania Damianova

ƒƒ article de Denis Sanglard

Inspiré de huit peintures de Hogarth (1697-1764) au titre éponyme, The Rake’s Progress, tableaux satiriques qui décrivent la déchéance d’un jeune homme libertin, l’opéra de Igor Stravinsky (1882-1971) en empreinte la trame sans la suivre fidèlement. L’intervention des poètes Auden (1907-1973) et Kallman (1921-1975), chargés du livret, ajoute une touche de fantastique, opérant une étrange synthèse entre le mythe de Don Juan – le cynisme en moins, la naïveté en plus – et celui de Faust (avec un diable loin d’être triomphant). Point de commandeur cependant et un Méphisto aux petits-pieds qui perd (presque) la partie. L’héroïne, Anne Trulove, n’est pas Marguerite non plus, qui sans cesser d’aimer Tom Rakewell, n’est nullement sacrifiée et s’en tire bien mieux que Tom Rakewell. C’est donc l’histoire de Tom Rakewell qui pactise sans le savoir avec le diable, se faisant appeler Nick Shadow. (De l’importance aussi de connaître la langue anglaise ou les noms ici ont leur importance). Ce dernier lui annonce un héritage que Tom s’empresse de dilapider dans les bordels de Londres. Et pour démontrer son libre arbitre sur ses devoirs et désirs, en réponse aux provocations de Nick, épouse sans amour une femme à barbe, artiste de cabaret, Baba La Turque. Devant le vide de son existence devenue Tom fait un rêve, une machine qui transforme les pierres en pain. S’imaginant sauveur de l’Humanité il n’entraîne que la ruine de la cité. Les collections d’objets rares de Baba sont vendues aux enchères. Baba furieuse rompt, pactise avec Anna à la recherche de Tom, et reprend sa vie d’artiste. Tom, désormais sans le sous, prêche le j’m’en foutisme comme ultime projet. L’heure des comptes est arrivée, un an a passé, et Nick Shadow réclame son dû, l’âme de Tom. Mais magnanime, il lui laisse une dernière chance. Si Tom parvient à deviner trois cartes il aura la vie sauve. Tom gagne en pensant à Anne, dame de cœur, et comprend que son amour pour elle était sans doute le vrai. Furieux d’avoir perdu, Nick mauvais joueur condamne Tom à devenir fou. A l’asile où il est enfermé, Tom se prend pour Adonis qui attend Vénus. Anne vient le voir, déclare l’aimer encore, le berce, et Tom demande à sa déesse de lui pardonner. Anne s’en va. Il meurt. Reviennent les protagonistes pour un épilogue et sa morale, « tous les hommes sont fous, leurs paroles et leurs actes, tout n’est que théâtre ».

Ce fut la première mise en scène d’Olivier Py pour l’Opéra de Paris, production de 2008, reprise en 2012. L’univers singulier d’Olivier Py, qu’on aime ou en soit agacé, parfois les deux en même temps, prend ici sa démesure et ses aises et des contraintes obligées fait son miel. Fortement inspiré du cabaret et du cirque, du monde interlope, dégenré, mais délesté de son côté crapuleux et cradingue, abrasif et cru, subversif, pour une vision plus chic, moins choquante (mais qu’est ce qui pourrait choquer aujourd’hui entre les murs de cette institution ?), voire franchement glaciale. Le bordel de Mother Goose, c’est le Crazy Horse version hard, perruque au carré et guêpière pour ces dames, frac pour ces messieurs, hommes-objets nus et masqués… Mais ici la chair est triste, l’acte mécanique, nulle sensualité, hélas, au grand dépit de Tom. Le cirque de Baba La Turque c’est le studio 5 de Fellini tournant Ginger et Fred, où passent des girls et des clowns, nains et jongleurs, paillettes argent et sequins… Une volonté de contraste net avec les scènes plus intimistes, plus chaleureuses, sensuelles, entre Tom et Anna et davantage concentrée sur les caractères qui prennent ainsi une ampleur insoupçonnée au regard du foisonnement qui les entoure. Et qui atteint son apogée avec la mort de Tom, dans un dénuement complet, veillé par La Mort elle-même, vieille femme décharnée. Contraste accentué judicieusement par l’utilisation de l’espace, l’intelligence de la scénographie de Pierre-André Weitz, où Olivier Py « zoome », des panneaux coulissants agissant comme une focale, cadrant au plus près les personnages, toujours en hauteur sur des praticables. Cadrage précis, resserré, qui n’est pas sans rappeler la source de cette oeuvre, les tableaux de Hogarth. Les protagonistes ne sont ainsi pas perdus sur le grand plateau de Garnier, aucune dilution de l’action et des enjeux ne s’opère et Olivier Py peut jouer sciemment sur l’impression de vertige existentiel qui saisit Tom devant ce monde nouveau, à Londres, le plateau alors utilisé dans toute sa capacité, qui s’ouvre à lui et finit par l’engloutir. Cela reste cependant, sans être totalement sobre, d’une épure absolue, dans un jeu de couleur simple, symbolique. Blanc dans la première partie, celle avec Anne qui porte une robe de même ton, rouge pour le bordel, argent pailleté pour le cabaret et le cirque. Et une touche de noir. Tom épousant chacun de ses univers, est habillé, rhabillé en conséquence par le diable, telle une cérémonie où enfiler un autre pantalon c’est prendre un nouveau rôle, avant de finir dépouillé et quasi nu, une fois Nick retourné aux enfers.

Il faut reconnaître à Olivier Py dans cet exercice opératique qu’il tient de bout en bout la corde, se contraignant à ne pas déborder plus que de raison, pour une fois, respectueux et fidèle d’une partition faussement néo-classique (oui, et aussi étrange que cela puisse paraître, Mozart et Bach se font entendre, source d’inspiration mais sans plus pour un opéra bien plus moderne qu’il n’y paraît et s’inscrivant dans une généalogie affirmée) et d’un livret poétique ne sacrifiant en rien à la psychologie des personnages, mâtiné d’une douce ironie, d’humour cinglant pour qui entend. Les chanteurs sont dirigés au cordeau, fouillés même dans leur caractère. L’irrésistible chute de Tom est soulignée par le metteur en scène avec autant de nuance qu’un opéra le permet et la mise en scène ne s’égare pas, ne digresse pas, au plus près des intentions de Stravinsky, d’Auden et de Kallman.

Bénéficiant aussi d’un plateau vocal engagé, palliant une direction musicale de Susanna Mälkki un peu trop sage et manquant de relief voire de souffle, où et en premier lieu le ténor Ben Bliss, Tom, fait montre d’un engagement et d’une conviction absolue, offrant à son personnage une crédibilité sans faille, portée par une voix capable de nuance subtile et mordante. Golda Shultz, Anna, de même dont la voix lumineuse, expressive, capable de pianissimi cristallins, donne à son personnage une humanité loin d’être sacrificielle. Le baryton-basse Iain Paterson campe un diable se jouant habilement des clichés du genre dont il s’amuse visiblement. Mais la révélation de cette production est sans nul doute Jamie Barton, mezzo-soprano à la voix profonde et grave, généreuse, qui du personnage de Baba La Turque donne une véritable épaisseur et complexité. Loin d’une caricature de monstre de foire, elle compose un personnage bien plus ambigu qu’il n’y paraît. Sous la barbe, derrière la figure un rien camp’ de drag-king voulu par Olivier Py, c’est une femme blessée qui apparaît. Le reste de la distribution étant au diapason pour une cohésion sans accroc de l’ensemble où rien n’achoppait. Le public ne s’y est pas trompé, la première fut un triomphe loin d’être modeste.

 

© Guergania Damianova

 

The Rake’s Progress (La carrière du libertin), opéra en trois actes de Igor Stravinsky

Livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman

D’après huit tableaux de William Hogarth

Direction musicale : Susanna Mälkki

Mise en scène et lumières : Olivier Py

Responsable de la reprise : Joséphine Kirch

Décors et costumes : Pierre-André Weitz

Collaboration aux lumières : Bertrand Killy

Cheffe des chœurs : Ching Lien Wu

Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris

Avec Ben Bliss, Iain Paterson, Clive Bayley, Golda Schultz, Justina Gringyté, Jamie Barton°, Rupert Charlesworth, Vartan Gabriellan*, Ayumi Ikehata°˜, Frédéric Guleu ˜, Laurent Laberdesque ˜

°début à l’Opéra national de Paris

*Membre de la troupe lyrique de l’Opéra national de Paris

˜ Membres des chœurs de l’Opéra national de Paris

 

Le 30 novembre et 4, 8, 10, 12, 17, 23 décembre

Opéra de Paris, Palais Garnier

Place de l’Opéra

75009 Paris

Réservations : www.operadeparis.fr

Be Sociable, Share!

comment closed