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The Köln Concert, chorégraphie de Trajal Harrell au Théâtre de la Cité Internationale avec le Festival d’Automne

Déc 06, 2022 | Commentaires fermés sur The Köln Concert, chorégraphie de Trajal Harrell au Théâtre de la Cité Internationale avec le Festival d’Automne

 

© Reto Schmid

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Il y aura eu Joni Mitchell en première partie. Un lever de rideau qui se révélera une irrésistible tombée de nuit. Trajal Harrell, hôte de la soirée aux pieds nus, nous aura accueillis en bord de scène, pantalon noir, chemise blanche, robe satinée, fleurée, à moins qu’il ne s’agisse de papillons, pendue à son cou. Dans la lumière étale baignant indistinctement salle et scène, une première volée de piano se sera immiscée, à l’improviste, surprenant et suspendant les conversations. Un premier bras entraîné, puis tout le corps, dans un balancement qui le mettra en mouvement, qui sera au corps ce que chanter à tue-tête est à la voix : l’effacement de la frontière entre intériorité et extériorité. Cette danse, aux airs de gospel inspiré, ce pourrait être la marche infinie de l’homme, ce balancement, ce rythme, cette pulsation, l’essence de son existence. Les chansons de Joni Mitchell nous feront ainsi un chemin jusqu’au légendaire Köln Concert improvisé par Keith Jarrett en 1975. Le vent de liberté qui souffle dans leurs paroles, leur lyrisme assumé, et surtout l’interprétation vibrante de la chanteuse canadienne assoiront spectateurs et danseurs dans une sorte de voyage faussement immobile, réellement hypnotique. Installés sur les sept tabourets de pianiste qui nous font face sur deux lignes en quinconces, les danseurs seront venus s’asseoir les uns après les autres jusqu’à former cette arche tanguant au rythme du piano de Joni Mitchell.

Et puis, au mitan de cette soirée, par cet art de la rupture qui donne à sentir le vide qui étreint la vie et le troublant vertige qui en résulte, le spectacle de Trajal Harrell bascule dans l’œuvre au noir : sur les mélancoliques et sombrement entêtantes cordes de la version orchestrale de Both sides now, sur la voix désormais grave de Joni Mitchell, un danseur à la silhouette élancée, visage émacié, vêtu d’un immense manteau de fourrure, s’éloigne dans un ralenti incandescent jusqu’au rideau noir du fond de scène, avec la démarche souveraine du mannequin sur un invisible podium, étirant à l’infini la mesure du fini. Exhibant leurs tenues chamarrées, chatoyantes et dégenrées, les danseurs se produisent en Voguing, métamorphoses successives vers de fascinantes créatures. Ce qui nous saisit et nous émeut alors dans cet apparat de l’apparaître, c’est sa troublante odeur de sainteté et de vanité mêlée, c’est l’irrémédiable confusion de la beauté et de la mort qu’il entretient. Ces sublimes paons font leurs roues dans un crépuscule. Ils ont la beauté des papillons aveuglés par la lumière, bientôt épinglés.

It’s life’s illusions that I recall

I really don’t know life at all

Quelques notes de piano imitées du carillon du théâtre de Köln et Keith Jarrett part pour une improvisation de vingt-cinq minutes. Faisant son entrée comme on trébucherait au seuil d’une porte, le vaporeux Songhay Toldon semble jaillir des coulisses, danse titubante, hésitante, sur d’invisibles talons aiguilles. Dévoilant des morceaux de chair par l’échancrure des robes noires, la lumière entre chien et loup travaille les corps à la manière des grands peintres, les faisant luire comme des pierres précieuses serties dans leur fourreau. Assis sur leur tabouret, morgue et regard fixes, mains posées sur leurs genoux, ils ont la présence éternelle des portraits de Véronèse.

Si la danse de Trajal Harrell se caractérise par un mouvement de balancier, cette dynamique du poids en mouvement est nommée par les physiciens moment ou momentum. Le moment est cette force qui fait levier, qui soulève ici l’être dans son paraître, mais c’est aussi dans la chorégraphie du Köln Concert de Trajal Harrell, cette construction de temps entrelacés où les différents danseurs se relèvent de leur tabouret et performent leur solo. Ce choix de découpage, s’il a pu être influencé par les contraintes sanitaires au moment de la création de cette pièce à Zurich, possède une réelle justesse tant l’improvisation de Keith Jarrett fait elle-même se détacher des moments, comme autant de figures émotives distinctes reprises à leur compte et à la mesure de leur personnalité par chacun des danseurs. Dans la lumière obscure, les danses sur la scène mondaine se font gesticulations hasardeuses, pertes d’équilibre, les talons invisibles se cassent, ridiculisant le corps ainsi effondré. Le maintien est un effort et une gloire de l’instant. Ce sont de tremblants éphémères et l’on pense à Paul B. Preciado citant Édouard Glissant : « la pensée du tremblement n’est pas la pensée de la peur. C’est la pensée qui s’oppose au système. » Les mouvements sont des gammes sur un piano désaccordé, mais jamais n’abandonnent cette quête de la tenue correcte. Les bras s’élèvent et crépitent comme des flammes noires, il y a de la gitane dans ces corps longilignes et nerveux scandés par les doigts de Keith Jarrett. Un Christ décharné ou un mendiant apparaît. Les corps noueux et tordus ne sont pas indemnes de décadence comme dans les peintures d’Otto Dix. Ce sont d’indéniables fleurs du mal, profondément baudelairiennes, majestueuses et capiteuses, nous enivrant comme la musique de Keith Jarrett. Cette incarnation, cette figuration de la musique, tanz theater s’il en est, s’imposent comme une appropriation virtuose et légitime à l’endroit même de l’acte d’écriture musicale de Keith Jarrett lors de ce concert, comme si Trajal Harrell déchiffrait et donnait à danser à ses interprètes l’élan et l’émotion du musicien au moment même où il compose en improvisant, encore plus que la musique ainsi produite. Pour le final puissamment harmonique et mélodique aux allures de transe, les sept danseurs formeront une ronde où la singularité queer conversera avec Botticelli, où le voguing chorégraphiera la danse antique. La grâce n’est pas un état, elle est une danse, elle est un momentum qui s’oppose au fatum, elle est éminemment vivante et lumineuse quand bien même elle paraderait dans le crépuscule des hommes.

 

© Reto Schmid

 

The Köln Concert, mise en scène, chorégraphie, scénographie, son et costumes de Trajal Harrell

Avec Titilayo Adebayo, Maria Ferreira Silva, Trajal Harrell, Nojan Bodas Mair,Thibault Lac, Songhay Toldon et Ondrej Vidlar

Dramaturgie : Katinka Deecke

Musique :

Keith Jarrett – The Köln Concert Part I

Joni Mitchell – My old man, The Last Time I Saw Richard, River, Both Sides

 

Lumière : Sylvain Rausa

Assistantes scénographie : Ann-Kathrin Bernstetter et Natascha Leonie Simons

Assistantes costume : Ulf Brauner et Miriam Schliehe

 

Durée : 50 minutes

Du mercredi 29 novembre 2022 au 3 décembre à 20 h sauf le samedi à 18 h

 

 

Théâtre de la Cité internationale

17, boulevard Jourdan 75014 Paris

Téléphone : 01 85 53 53 85

www.theatredelacite.com

 

Le Festival d’Automne à Paris

156, rue de Rivoli 75001 Paris

Billetterie : 01 53 45 17 17

www.festival-automne.com

 

En tournée :

6 et 7 décembre 2022 Schauspiel Köln, Cologne, Allemagne

13 décembre December Dance, Bruges, Belgique

20 et 21 janvier 2023 Dansens Hus, Oslo, Norvège

18 et 19 février 2023 Theater Rotterdam, Rotterdam, Pays-Bas

17 mars 2023 Teatro Grande, Brescia, Italie

18 et 19 mars 2023 Triennale Milano, Milan, Italie

16 et 17 mai 2023 Dublin Dance Festival, Dublin, Irlande

 

 

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