© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Le petite théâtre de la mémoire est un théâtre d’ombres errantes, de fantômes émotifs surgissant dans le tremblé du récit. Alexander Zeldin le drape de rideaux de velours bordeaux, enchâssant une scène dans une autre, comme des poupées gigognes, dans une mise en abyme rendant compte de l’épaisseur du temps qu’il faut traverser. Si le travail du metteur en scène et dramaturge nous avait habitué à un plain-pied, notamment avec LOVE, puis Faith, Hope and Charity, comme pour mieux mettre en évidence la continuité entre notre monde et celui de l’art, The Confessions est au contraire tenu à distance sans pour autant, bien au contraire, amoindrir la puissance émotionnelle de la pièce.
Cette œuvre-là est bien particulière : non pas née comme les précédentes d’une recherche sociale, mais d’entretiens qu’il a menés avec sa mère aujourd’hui âgée. Suivant le parcours d’Alice, depuis l’Australie jusqu’en Angleterre, Alexander Zeldin nous fait le récit d’une émancipation brûlante et lumineuse, comme autant de vignettes arrachées à l’oubli, aux couleurs vintage, diffractant par les ellipses temporelles reliant une scène à l’autre la violence de la domination masculine sur une jeune femme à travers les âges d’une vie. Cette libération se gagne à travers les épreuves, dans une sorte d’éducation non sentimentale, sans pleurs, dans une âpre compréhension du monde et des choix qu’il impose, depuis le divorce d’un mariage toxique, jusqu’à l’éloignement d’une mère qui n’a de cesse de la faire rentrer dans le moule (y compris d’un chapeau), en passant par les difficulté à faire carrière dans le milieu universitaire, ceci nous rappelant au passage que la domination patriarcale n’est pas moindre dans les milieux cultivés que dans les milieux populaires.
La qualité de cette ré-écriture par le fils de l’épopée maternelle avec les moyens du théâtre, à la manière d’une odyssée féminine, long voyage au milieu des autres pour trouver cette chambre en soi, trouver surtout la force de s’affirmer contre l’opinion dominante, qu’elle émane de la famille, des proches, ou d’un milieu professionnel, tient à ce qu’elle évite tout didactisme, à ce qu’elle soit capable d’embrasser l’universel en s’intéressant au
particulier, et surtout à ce qu’elle fasse vivre pleinement chacune de ses séquences dans une durée performative. Au-delà de ce parcours héroïque, émaillé de bout en bout de la question du choix, d’un libre arbitre capable de s’extraire des attendus les plus contraignants, Alice effectue une bouleversante métamorphose depuis la jeune fille timide, encombrée et étouffée par la pression maternelle puis maritale, qui n’a pas son mot à dire, jusqu’à cette femme troublée, qui ne sait quel mot dire, embarrassée et gonflée par ses sentiments naissants pour un homme, lui-même émigré (il est juif et a quitté l’Autriche après la guerre), plus âgé, ne pouvant espérer plaire. Ce retournement psychique, subtilement rendu par la comédienne, est comme une magnifique consolation, partagée avec le spectateur, où l’épanouissement de l’être semble capable d’effacer les traces d’une contention mortifère.
Une scène fera date : non pas la scène d’un viol, escamotée dans une salle de bain attenante à un atelier d’artiste, la durée et le silence étant les seuls témoins spectaculaires d’une sidérante horreur, non, comme s’il faisait siennes la force et la dignité de sa mère, le fils décale le regard du spectateur quelques mois plus tard, dans une re visitation de cette scène traumatique, lors d’une impudente visite de son violeur (un éminent professeur), Alice lui ordonnant de se mettre nu comme elle, de la rejoindre dans la baignoire puis dans le lit, faisant perdre tous ses moyens à l’agresseur. Alexandre Zeldin fait basculer la réception théâtrale de ce moment intensément dramatique dans quelque chose de stupéfiant en faisant jouer la scène qu’a vécue la jeune Alice par une Alice âgée (qui pourrait avoir l’âge de la mère de l’auteur). Outre la violence contenue dans cette séquence, quand bien même Alice réussit à inverser le schéma de prédation de l’acte traumatique, une autre violence se joue, symbolique, dans la représentation même, celle de la nudité et en particulier de la nudité d’une femme âgée en lien avec une scène de viol. C’est comme si Alexandre Zeldin d’un même geste pouvait mettre en scène à la fois ce qui fait événement et l’événement même de confesser un tel événement, rendant compte, expérimentalement, de la déflagration que peut représenter un tel récit d’une mère à une fils. C’est magistral.
The Confessions sont bien plus que ce récit exemplaire et bouleversant, elles sont aussi une sorte de manifeste artistique, éthique, de son auteur : à travers le parcours de sa mère, partant du champ artistique, en tant qu’historienne de l’art et amoureuse de la poésie, jusqu’à rejoindre le champ social, en tant que travailleuse sociale, on retrouve finalement ce qui fait œuvre chez Alexander Zeldin sans répudiation d’un champ pour l’autre: la peinture de vies minuscules, avec justesse, sensibilité et beauté. Un théâtre d’art qui ose épouser les ombres du réel et déplier les plis du monde où sont invisibilisés les oubliés de la société.
© Christophe Raynaud de Lage
The Confessions, texte et mise en scène de Alexander Zeldin
Avec : Joe Bannister, Amelda Brown, Jerry Killick, Lilit Lesser, Brian Lipson, Eryn Jean Norvill, Pamela Rabe, Gabrielle Scawthorn, Yasser Zadeh
Scénographie, costumes : Marg Horwell
Mouvement, chorégraphie : Imogen Knight
Lumière : Paule Constable
Composition musicale : Yannis Philippakis
Son : Josh Anio Grigg
Collaboratrice à la mise en scène : Joanna Pidcock
Soutien dramaturgique : Sasha Milavic Davies
Travail de la voix : Cathleen McCarron
Durée : 2h
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Samedi 14 octobre à 14h30 et 20h
Relâche les lundis
En anglais, surtitré en français
L’Odéon
Place de l’Odéon
75006 Paris
Tél : 01 44 85 40 40
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