© Jean-Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Le corps humain est l’acteur de toutes les utopies écrivait Michel Foucault. La volonté de le transformer l’arrache à son espace propre pour le projeter dans un autre espace. C’est bien à quoi l’on pense en découvrant la création sensible de Suzanne de Baecque. Suzanne de Baecque c’est un talent monstre et une incroyable présence, un visage mobile, un corps longiligne dont elle semble ne jamais que faire avec, pas vraiment gauche non, mais toujours quelque peu embarrassée, comme encombrée de ce dernier. Voyez ces bras qui s’ouvrent, il n’y a qu’elle pour les ouvrir comme ça, avec étonnamment les poignets cassés, tels des ailes aux rémiges brisées. Et ses mains qu’elle ne sait jamais où mettre vraiment. Alors quelle idée saugrenue, se dit-on bêtement, de s’être présentée en 2020 à l’élection de Miss Poitou-Charentes pour une drôle d’immersion dans le cadre de sa formation à l’Ecole du Nord de Lille. Et le résultat est là, sous nos yeux, formidable d’intelligence, de pertinence et de profondeur. D’humanité.
Accompagnée de Raphaëlle Rousseau, tout aussi géniale, elles refont avec un humour frisant l’absurde tout le parcours obligé de ces jeunes femmes aspirant à un autre destin, rêvant d’une couronne pour conquérir une région avant de conquérir son pays et peut-être au-delà. De la lettre de motivation à la sélection, de la préparation au concours jusqu’au concours lui-même. Et comme le souligne ironiquement Suzanne de Baecque, remarquant que ce concours avait lieu dans un hippodrome, cela tient effectivement du dressage de pouliches. Scène hilarante qui la voit apprendre à marcher comme le doit une miss avant de s’emballer, galoper, ruer et sauter l’obstacle, coachée fermement par Raphaëlle Rousseau. Un raccourci saisissant de cette compétition ! Les corps sont formatés, déshumanisés, remodelés. La concurrence est rude et le crépage de chignon n’est jamais loin. Le discours de présentation est source d’angoisse et le trou guette qui peut tout remettre en question, vous recaler, vous broyer. Suzanne de Baecque aurait pu s’arrêter là, en rester à la satire, à la critique grinçante et réussie d’une institution obsolète et populaire, mais son propos est tout autre et bien plus précieux qui interroge.
Qu’est ce qui motivent ces jeunes femmes qui acceptent ça ? Qui sont elles au fond pour avoir postulé ? Peut-on parler ici d’émancipation à l’heure de #meeto quand le corps hypersexualisé est exposé crûment aux regards et devient un enjeu concurrentiel ? Chloé, Lolita, Lauraline, Kira… ne sont pas que des numéros, des bêtes à concours. Suzanne de Baecque et Raphaëlle Rousseau restituent leurs paroles pleines et entières, riches d’enseignements. Sans jugement et avec bienveillance. Sous le fard ce sont des parcours de vie, une humanité complexe qui se révèle. Des fragilités, de la solitude aussi. Si certaines sont là par hasard, n’y croyant pas vraiment avant de se piquer au jeu, d’autres expriment une volonté de s’extraire d’un milieu ou d’elle-même, l’envie d’un ailleurs et d’un autre destin. Vies minuscules en apparence faites de rêves mais fortement ancrées dans le réel. Où la question du corps devient centrale, marqueur de ses utopies dont parle Michel Foucault. Comment le corps et son usage permet ici de tenir debout. Même chancelante sur des talons. Il y a celle, ex rugbywoman pro, qui fait désormais de la boxe pour en remontrer aux hommes ; celle qui se sent toujours invisible, invisibilisée, sauf sur le podium ; celle atteinte d’un cancer contrainte d’arrêter en pleine ascension le concours. Ce dernier récit, le plus bouleversant, vaut mémoire de sociologie. « Toutes les princesses sont belles » dit l’une d’elle. Mais à quel prix ?.. Suzanne de Baecque n’a pas réussi, a fini par être recalée du concours miss Poitou-Charentes. Certes, mais c’est au théâtre qu’elle a gagné sa couronne.
© Jean-Louis Fernandez
Tenir debout, conception de Suzanne de Baecque
Mise en scène et interprétation : Suzanne de Baecque
Interprète et chorégraphe : Raphaëlle Rousseau
Conception lumière et vidéo : Thomas Cottereau
Création vidéo : Manon Sabatier
Création costumes : Marie La Rocca
Composition musicale : Valentin Clabault
Avec la voix d’Oscar Lesage
Régie lumière et générale : Zélie Champeau
Régie sonore : Simon d’Anselme de Puisaye
Regard extérieur : India de Almacida et Stéphanie Aflalo
Du 29 février au 4 mars 2024 à 20h30
Le samedi à 18h, le dimanche à 16h
T2G
41 avenue des Grésillons
92230 Genevilliers
Réservations : 01 41 32 26 26
www.theatredegenevilliers.fr
Vu le 17 octobre 2023 à à La Ménagerie de Verre / Festival Les Inaccoutumées
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