© Jean-Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Toulouse
Surprenante mais sublime proposition que signe Jeanne Candel et les compagnons de La Vie Brève, avec Florent Hubert à la musique et Aram Kebabdjian à l’écriture. Surprenante car il est simplement atypique et rare de voir un tel objet qui, malgré les références solides sur lesquelles il s’appuie et qui tiennent ici de socle pour la cohérence dramaturgique du spectacle, demeure inclassable en matière de genre. Surprenante proposition enfin car nous la découvrons bien plus sombre que les précédentes créations de la compagnie.
Ici, c’est la figure trouble et insaisissable de Tarquin qu’ils convoquent au plateau, ce dangereux scientifique dévoué au nazisme, catalyseur de la notion du mal, et ayant commis pendant de longues années autant d’expériences atroces que de victimes pour finir par fuir l’Allemagne et rejoindre l’Amérique Latine.
Ce spectacle relève d’une vision hallucinante faîte de clair-obscur, que l’on contemple comme une toile débordante de détails et d’indices qui ne cessent d’échapper au spectateur, et qu’il faut un certain temps avant de se recomposer un à un. En effet, le spectacle est construit comme un thriller policier où nous suivons, peu après l’ouverture, la traque acharnée d’une juge envoyée par un tribunal international, afin de démasquer Tarquin. Le fait est que, dans l’obsession de résoudre cette énigme du mal et de saisir les secrets enfouis de cet homme, cette enquête se voit bien vite hantée par un certain nombre de fantômes, s’étiole et se trouble dans la mémoire d’autres protagonistes, pour basculer enfin dans le rêve. Les personnages qui accompagnent l’enquête semblent, en effet, victimes d’hallucinations et de folies, le vrai et le faux se confondent peu à peu, et cette question du mal commence à les dévorer. Cette imbrication entre enquête policière (répondant à des codes narratifs précis et ici très bien maîtrisés) et celle d’un cauchemar semé d’énigmes, n’est pas sans rappeler l’architecture cinématographique lynchéenne d’œuvres telles que Blue Velvet ou Twin Peacks. Nous percevons, en effet, des sensations et une mythologie similaire devant Tarquin. Il n’est d’ailleurs pas anodin que nous faisions appel au cinéma, et on pourrait faire allusion à certains films de Pedro Almodovar tant certaines scènes allient des discussions des plus triviales aux secrets de familles sordides qui viennent ici à être déterrés. Le spectacle exploite également, et c’est peut-être en cela qu’il se rapproche du geste cinématographique, des aspects marqués de naturel et de tensions historiques (c’est notamment le cas de ce splendide décor), réanime le désir de fiction en utilisant l’Histoire avec sa grande hache (pour reprendre l’expression de Pérec), et choisit la stratégie d’un certain réalisme claudiquant, dans la mesure où il ne cesse ici d’être démantelé et déréalisé par l’émergence de la musique lyrique et d’une théâtralité plus prononcée.
C’est que l’écriture de ce spectacle, qui se revendique comme écriture de plateau, exploite une grammaire scénique des plus hybride et un métissage de registres très divers. Entre fiction et fait historique, enquête policière, rêve et scènes aussi absurdes que comiques, entre théâtre et opéra, on ne sait jamais sur quel pied danser, et cela pour notre plus grand plaisir, car cette pluralité d’outils aérent sans cesse la rythmique du spectacle qui nous embarque d’un état à un autre. Cette diversité, on la retrouve aussi dans la musique, ici formidablement orchestrée et pensée par Florent Hubert. Il s’appuie sur différents matériaux tels que la musique baroque d’Haendel, ce qui s’apparentent aux délicieuses bossa brésiliennes, et enfin sa propre composition donnant cours à des sonorités plus subtiles, des textures plus contemporaines mais prenant d’avantage part au récit. Ce qui est fascinant, c’est toujours la surprise de la manière dont émerge la musique. Tantôt elle est assumée en tant que telle comme épopée opératique ; d’autres fois elle accompagne comme couche dramatique une scène en train de se jouer ; enfin elle peut surgir du quotidien et devenir un duo pour orchestre et marteau-piqueur ou encore émerger de la tuyauterie du décor pour s’épanouir dans une mélodie plus complexe.
Tarquin est un spectacle complet et immense, qui vient gratter une matière obscure. Il est insaisissable tant il maîtrise et bouscule à la fois les conventions, et tant il sème en nous le trouble énigmatique d’une dramaturgie faite de clair et d’obscur.
© Jean-Louis Fernandez
Tarquin, mise en scène Jeanne Candel
De et avec Florent Baffi, Delphine Cottu, Myrtille Hetzel, Antonin Tri Hoang, Sébastien Innocenti, Léo-Antonin Lutinier, Damien Mongin, Agathe Peyrat, Marie Salvat
Musique Florent Hubert avec la collaboration d’Antonin Tri Hoang
Livret Aram Kebabdjian
Création costumes Pauline Kieffer
Scénographie Lisa Navarro
Lumières Anne Vaglio
Chef de chant Nicolas Chesneau
Assistant à la mise en scène Yannick Bosc
Assistante scénographie Justine Baron
Régie générale Vincent Lefèvre
Régie plateau et surtitrage Mathieu Coblentz
Régie lumière Carole Van Bellegem
Réalisation des costumes Pauline Kieffer, Nathalie Trouvé, Nathalie Saulnier
Coiffures et perruques Catherine Saint-Sever
Du 20 septembre au 6 octobre 2019 à 20 h
Le samedi à 18 h, le dimanche à 17 h
Relâche les lundis et jeudis
Durée 1 h 45
Nouveau Théâtre de Montreuil
10 place Jean Jaurès
93100 Montreuil
Réservations au 01 48 70 48 90
www.nouveau-theatre-montreuil.com
Métro ligne 9, arrêt Marie de Montreuil
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