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Tambourines, chorégraphie de Trajal Harrell au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne

Nov 30, 2023 | Commentaires fermés sur Tambourines, chorégraphie de Trajal Harrell au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne

 

© Orpheas Emirzas

 

ƒƒ article de Nicolas Thevenot

Je l’avoue sur la place publique : je n’ai pas lu La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, roman américain publié en 1850. Et le peu que j’en ai appris à l’invitation d’une danseuse de Tambourines en préambule de la soirée, résumé sur la page Wikipédia de l’œuvre, n’aura pas forcément grandi le désir d’une telle lecture. Puritanisme, adultère, mari vengeur, amant pleutre, pilori, et Amérique blanche des premiers temps de la colonisation, l’action se situant entre 1642 et 1649… d’ailleurs les danseurs n’ont-ils pas eux-mêmes annoncé qu’ils ne suivraient pas le roman, mais travailleraient à une sorte de roman contraire, souhaitant prendre le contrepied (dansé) de cette histoire mortifiante, mais bien révélatrice de traits toujours visibles dans l’Amérique contemporaine. Chapitré très classiquement en trois parties (Fornication / Éducation / Célébration), Tambourines s’abstrait d’une quelconque fidélité narrative pour investir le champ de la performance avec une force qui convoquerait à la fois la transe magique et le formalisme conceptuel. Par une intériorisation qui va de pair avec l’exhibition toujours de mise chez le chorégraphe, Tambourines s’investit corps et âme, couplant structurellement l’individu à la communauté.

Abrasés par une chaude lumière latérale, les danseurs prennent pied et font immédiatement assaut de l’espace et du temps : c’est bien à une sorte de transport rituel que l’on assiste, faisant page blanche du lieu. Fornication (première partie) empreinte notablement au butō par l’assise de sa marche et le maintien du buste, par ces bras déportés en avant paumes tendues vers l’extérieur à la manière d’un bouclier, doigts tremblants. Mais cette filiation se dissout aussi vite qu’elle apparaît en une matière absolument troublante, irrésistible, éruptive. Sur fond de musique RnB remixée, aux percussions profondes et telluriques, la danse creuse un sillon circulaire, les corps, d’une densité rare, tournoyant en myriades infinies. Les mains et bras se tordent, vibrent. Certains regards hallucinent, d’autres perdus en eux-mêmes. Tous sont pris dans un inextinguible vortex, forces centrifuges et centripètes comprises, ciel et terre convoqués, avant de transborder leurs emportements corporels sur une diagonale processionnaire. Fornication est une spirale de plaisir et de désir, un dévoiement qui est d’abord un prodigieux et ensorcelant tournoiement des corps arrachés à leur être social. C’est à de très sensibles retrouvailles avec soi-même, avec sa propre chair, que nous sommes conviés, dans un étourdissement qui nous libère de la pensée. Le sexe est une fête circulaire de la chair, éternel retour et recommencement, se nourrissant de son propre plaisir.

Ondrej Vidlar, au centre, robe d’époque brune ornée d’une grande collerette blanche et rectangulaire, est le maître à danser quand les culs sont vissés sur les tabourets de piano alignés (Éducation, deuxième partie), les bustes virevoltent avec grâce, retenue, s’inclinent en conversations mondaines, s’épanouissent en floraisons infinies. Les torses alentour se mettent à flotter formant une organique galaxie, les danseurs sont des planètes déployant depuis leur axe leurs révolutions elliptiques, étrangement calmes et satisfaits. Les mains du maître de ballet finiront par se rejoindre, paumes ouvertes vers soi, à la façon d’un livre ouvert. Livre-miroir de soi-même, livre-passager passant fraternellement, amicalement, amoureusement, de main en main, livre-monde où l’humanité peut s’étreindre et faire commun. Trajal Harrell met en scène un livre-danse qui est l’exact inverse du livre-bible. D’un geste d’école, naïf par sa simplicité, profondément évocateur comme les premières mains négatives au fond des cavernes, le chorégraphe écrit une histoire rêvée du monde au son d’un ironique I don’t believe in an interventionist God (Nick Cave).

Celebration (dernière partie) épousera une forme de triangulation jusqu’à s’arrondir et reboucler avec son cercle originel, chacun se changeant à vue pour reprendre au plus vite sa marche sur l’invisible podium. Dans ce parcours voguing, une économie de la production de soi se met en place, et, par une incessante transformation de l’apparence qui équivaudrait libération, renverse les valeurs (l’héroïne de La lettre écarlate ne broda-t-elle pas d’un fil doré la lettre infamante sur son corset ?). Par son systématisme, par sa rythmique quasi métronomique, et surtout par cet affairement des corps performé sur une durée hypnotique comme le décalque d’un processus historique, Celebration n’est pas sans évoquer Umwelt de Maguy Marin. Dernière image de Tambourines : comme un feu de joie, mains libres s’entrelaçant, s’élevant sans fin. Trajal Harrell a le don de l’optimisme. C’est aujourd’hui éminemment politique.

 

© Orpheas Emirzas

 

Tambourines, mise en scène, chorégraphie, décors, costumes, bande sonore : Trajal Harrell

Interprètes : New Kyd, Trajal Harrell, Perle Palombe, Songhay Toldon, Ondrej Vidlar, Aure Wachter

Répétiteurs-Assistanats : Frances Chiaverini, Vânia Doutel Vaz, Stephen Thompson

Lumière : Sylvain Rausa

Dramaturgie : Katinka Deecke

Durée : 1h15

 

Du 23 au 25 novembre 2023 à 20h

 

Centre Pompidou

Place Georges-Pompidou

75004 Paris

Tél : 01 44 78 12 33

 

Avec le Festival d’Automne

www.festival-automne.com

 

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