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Street life de Joseph Mitchell, traduit, adapté et mis en scène par François Tizon à L’ÉCHANGEUR, Bagnolet

Oct 08, 2020 | Commentaires fermés sur Street life de Joseph Mitchell, traduit, adapté et mis en scène par François Tizon à L’ÉCHANGEUR, Bagnolet

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Il y a des gestes artistiques dont la profonde nécessité et la valeur éthique frappent le spectateur comme une évidence. Des gestes de franc tireurs ouvrant des brèches dans ce monde de la culture finalement assez convenu entre répertoire éculé et modernité pop. Des gestes de découvreurs. Des orpailleurs. On n’ose imaginer ce qu’il faut de désir et d’obstination pour mener à bien pareil projet dans pareil environnement.

François Tizon est ce chercheur d’or dont la force de conviction emporte la mise dès les premiers instants. Cette conviction, qui rend les corps pleins, donne à la voix la brillance et la précision d’une lame affutée, et fait de l’acteur le sculpteur de l’espace et du temps. Cette conviction qu’il s’est forgé en dénichant ce trésor dans la revue du New Yorker, puis très vite en décidant de traduire lui-même ces textes posthumes et esseulés de Joseph Mitchell, journaliste et écrivain, qui collabora pendant vingt-cinq ans à cette même revue du New Yorker, avant de cesser abruptement et définitivement d’y publier quoi que ce soit alors même qu’il continuera de se rendre chaque jour au bureau qu’il occupait au sein de cette rédaction. Pendant les trente années qui suivront, Joseph Mitchell travaillera à une œuvre dont on ne trouvera aucune trace à sa disparition sinon quelques récits épars dont Street life et Dans le bras d’eau, diptyque qui compose le projet de François Tizon : Street life.

Si la traduction est l’art de déplacer la pensée d’un monde à un autre, alors comment définir l’art de celui qui, non content d’avoir trouvé les mots justes pour traduire le récit de l’étranger, s’en fera le medium, accueillant dans son corps et par sa voix, barque légère, cette parole de l’autre ? François Tizon manie cet art du passeur dans ce que le geste peut avoir de plus humble et de plus noble à la fois, et de bouleversant aussi lorsque l’on perçoit comment ce geste prolonge sensiblement, et magiquement pourrait-on dire, l’acte même d’écriture de Joseph Mitchell. Street life est un passage de témoin, se faisant l’écho de cette parole alerte, en éveil, qui scrute avec une inextinguible curiosité et témoigne sans fin du monde qui l’entoure et du monde qui est en lui. Un monde fragile, en perpétuelle reformulation quand il ne se trouve pas désaffecté, abandonné, au bord de l’oubli. Un monde dont l’ultime refuge est l’écriture.

Qu’il s’agisse de parcourir les rues de New York ou de faire affleurer des souvenirs d’enfance reliés à ce bras d’eau, aujourd’hui tari, traversant jadis la propriété familiale, on devine chez Joseph Mitchell, par la grâce de François Tizon, le chaman, le sourcier, à l’écoute de ces temps anciens dont les eaux souterraines sont toujours vives sous le relief de la ville et de la vie.

Contrairement au narrateur du roman de William H. Gass, Joseph Mitchell n’a pas vécu « une vie d’assis. » Bien au contraire. Équipé de chaussures de randonnée, François Tizon, dévide comme des spirales entêtantes ces longs récits de marche dans New York. Joseph Mitchell arpente les rues comme il arpente la langue. L’écriture est une marche à travers les mots, la marche est une écriture de la ville et de la vie. De cette équivalence, riche de poésie et de métaphysique, François Tizon a conçu un dispositif vidéo d’une grande puissance performative : sur le mur du fond de scène, un film tourné essentiellement en Islande est projeté, les barres HLM de Reykjavik se superposent aux descriptions détaillées des immeubles new-yorkais, l’acteur au plateau apparaît à l’écran dans cette autre ville effectuant un semblable geste puis disparaît. Comme une diffraction du réel, du vivant, un remous se propageant d’une scène à l’autre, d’un système de représentation à un autre.

« Et maintenant je dois en venir aux faits » écrit mystérieusement Joseph Mitchell après s’être perdu en chemin dans de longues digressions quand bien même on aura compris que l’important est justement de musarder en chemin. Car, rendre compte du monde, c’est en tenir le compte dans une exhaustivité vertigineuse, chaque détail en convoquant d’autres. La description du réel est sous sa plume insatiable dévoration du visible et du sensible.

Joseph Mitchell et Street life travaillent à cette radicalité fondamentale, inouïe, qui est de tendre à une appréhension, à une répétition, quasi tautologique du réel. Notamment, et cela nous semble être le cœur battant de cette écriture et de cette performance théâtrale, sous la forme de listes inexhaustibles dans lesquelles le récit et l’être menacent de s’engloutir. Ces listes ont le charme des Sirènes, elles possèdent la richesse de l’imprévu, la poésie des sens déconcertés, elles sont le dépouillement du monde et de l’âme procurant chez le spectateur une inénarrable plénitude.

On pense à Virginia Woolf, évidemment. On y pense encore plus en voyant le corps de l’acteur allongé au sol, submergé par les flots déversés d’une vidéo. Comment ne pas se laisser aspirer par les vagues du réel ou par les profondeurs du passé quand on en saisit aussi puissamment que Joseph Mitchell la vitale scansion ?

À l’ombre des cathédrales que sont À la recherche du temps perdu de Proust, et Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans, Street life est l’indispensable et précieuse chapelle retrouvée par François Tizon, dont la charpente est formée, comme l’esprit de l’homme, par cet inépuisable acte de nommer, et nommant ainsi le monde, de le donner en partage.

 

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

 

Street life de Joseph Mitchell

Traduction, mise en scène et interprétation : François Tizon

Film (1ère partie) Raymonde Couvreu et François Tizon

Création vidéos et régies Stéphane Cousot

Scénographie Anaïs Heureaux

Costume Élise Garraud

Lumières Diane Guérin

Son Benoist Bouvot

Collaboration artistique Éric Didry et Pascal Kirsh

 

Avec François Tizon

 

Du 29 septembre au 6 octobre 2020 du lundi au samedi à 20 h 30

Durée : 1 h 15 environ

 

 

L’ÉCHANGEUR – Théâtre Bagnolet

59 avenue Général du Gaulle

93170 Bagnolet

 

Réservations 01 43 62 71 20

https://lechangeur.org

 

 

 

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