Critiques // « Spleenorama », texte et mise en scène de Marc Lainé au Théâtre de la Bastille

« Spleenorama », texte et mise en scène de Marc Lainé au Théâtre de la Bastille

Sep 15, 2014 | Commentaires fermés sur « Spleenorama », texte et mise en scène de Marc Lainé au Théâtre de la Bastille

ƒ article d’Anna Grahm

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© Jean Louis Fernand
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Drogue sexe et rock and roll

Un décor dans son jus : un vieux canapé, un rideau verdâtre et sur les murs, un papier peint à la papa du siècle dernier. Cela sent le placard, la province, l’abandon. On plonge dans un monde à l’écart, dans un coin perdu, dans un temps figé. Ceux qui reviennent ici sont à fleur de peau, en perfectos et blue jeans. Il y a 15 ans, ils formaient le plus grand groupe de rock au monde, le plus célèbre de leur local. Et l’on n’a jamais pardonné à celui qui a quitté la bande pour faire sa propre musique. On ne s’est jamais intéressé à ce qu’il avait fait depuis. Alors les retrouvailles au cimetière sont amères.

Ceux qui reviennent au local butent sur les amplis, la batterie, les micros qui jadis les faisaient vibrer. Mais aujourd’hui l’heure est au bilan. Car la coqueluche du groupe a glissé au fond d’un lac. Abus d’alcool, suicide. Nul ne saurait expliquer ce qu’il s’est réellement passé. Et chacun rumine et se souvient de celui qui les a tant séduits. Le dieu vivant est mort. Les hante, les épouvante secrètement. Ne risque-t-il d’emporter avec lui dans sa tombe leurs courtes vies ? Ne laisse-t-il pas derrière lui un goût de vacuité ? Les anciens chemins de l’amitié sont envahis de rancœurs sourdes. Et l’on est loin de la « fureur de vivre », loin de l’enthousiasme et des naïvetés scandaleuses d’alors.

Marc Lainé nous propose une posture du rock and roll. Au fil des allers et retours, le lien aliénant qui unissait les membres du groupe se précise. On découvre des personnages étrangement ternes, tièdes, sans véritable révolte, ni idéaux. Le portrait de ces rockeurs nous raconte à quel point ils étaient branchés sur leurs nombrils, comme ils s’enfilaient de l’héro pour trouver leurs voies, comme ils étaient tous dingues de leur égo. On découvre les rivalités des sujets qui deviennent peu à peu objets, miroirs les uns des autres. On voit que les bad trip servent de moteur à la création, que la drogue cherche les failles et participe à la raideur voire à l’anéantissement de l’énergie créative. Entre ombres et lumières froides, se jouent sur le plateau, le romantisme vain, le à quoi bon et ses légions de jalousies. Rien ne se donne, rien. Sauf peut-être elle, la belle Isabelle – formidable comédienne – rien ne se partage sauf elle, la femme, la Corinne de Téléphone, la Dany, celle en blouson de cuir qui n’incarne pas la féminité mais la sensualité de l’animal, tour à tour fauve et domestiqué. Il n’y a qu’elle qui se donne et qu’on prend. Il n’y a qu’elle qu’on veut s’approprier parce qu’elle appartient à l’autre. La belle tourne et s’est perdue.

Le ressassement autour de l’absent est aussi celui de leur utopie perdue. Insatisfactions, dépressions et, au-dessus des couples qui se font et se défont, flotte Bertrand Belin et ses ballades blues. Bertrand alias Laurent qui veut qu’ « une bonne chanson glace les sangs », continue de planer parmi eux. Laurent, l’initiateur des shoots, et des lendemains blêmes continue sa route solitaire. Malgré les échecs et les aigreurs, dans la pénombre, au milieu, s’invite le chant puissant du fantôme, avec son air de ne pas y toucher. L’homme aux 100 chansons que personne n’écoute, que personne ne veut entendre, continue d’être célèbre l’espace d’une nuit. « Ce qui compte c’est la façon dont on se souvient », mais les amitiés d’antan sont devenues méfiances, jugements, haines. Douleurs et déceptions tournent à l’aigre. Lucas le vendu qui a réussi grâce aux compromis contre Yannick le looser, le maussade.

Ce qui frappe tout le long, ce sont ces personnages qui, à force de se mettre en danger se sont fracassés, ce qui frappe c’est leur renoncement, leur absence de générosité, leur façon de macérer et la lenteur qu’ils mettent à se rejoindre. Ce qui frappe c’est cette indifférence qu’ils entretiennent les uns par rapport aux autres, cette mollesse qui les empêche de s’atteindre, de s’entendre. Il y a une violence folle dans ces corps usés, dans ces attitudes effacées, affaissées, effondrées. Soudain, ce quatuor gangréné par l’échec, apparaît un peu comme le reflet moribond de notre fraternité citoyenne. Cette envie de créer ensemble, ce désir de faire qu’ils avaient vécu, tout s’est consumé, s’est lentement éteint dans une étouffante promiscuité. Il n’y avait sans doute jamais eu, ni de véritable partage, ni d’harmonie entre eux, pour qu’ils soient si pressés d’en découdre. Il n’y a que le lyrisme des chansons de Bertrand Belin, sa voix lustrée et chaude, un peu Ferrat un peu Bashung, il n’y a que sa musique, sa présence et surtout l’exigence de ses textes qui nous parle d’unité.

Spleenorama
Texte et mise en scène de Marc Lainé
Musique et paroles des chansons de Bertrand Belin
Collaboration artistique Aurélie Lemaignen
Lumière Kelig Lebars
Son Nicolas Delbart
Avec Odja Llorca, Bertrand Belin, Mathieu Cruciani, Guillaume Durieux

Du 10 septembre au 4 octobre 2014 à 20h, relâche le dimanche

Théâtre de la Bastille
76 Rue de la Roquette 75011 Paris
Réservations : O1 43 57 42 14
http://www.theatre-bastille.com

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