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Sous les Fleurs, chorégraphie de Thomas Lebrun, Chaillot-Théâtre National de la Danse

Avr 04, 2024 | Commentaires fermés sur Sous les Fleurs, chorégraphie de Thomas Lebrun, Chaillot-Théâtre National de la Danse

 

© Frédéric Lovino

fff article de Denis Sanglard

 

Ni homme, ni femme mais muxe. Dans la société zapotèque de l’état de Oaxaca, au Mexique, il existe un troisième genre reconnu, les muxes, hommes s’appropriant les attributs rattachées au genre féminin. Fardées, vêtues de l’huipil, la chasuble traditionnelle du Mexique aux motifs floraux chamarrés, d’une longue robe chatoyante sur un jupon blanc, la tête couronnée de fleur, une silhouette popularisée par Frida Kahlo. Discriminées par une société catholique aux relents patriarcaux et homophobes, particulièrement à Mexico où elles sont invisibilisées, La plupart d’entre elles vivent en communauté dans la ville de Juchitán de Zaragoza, au sud du Mexique. La culture zapotèque, société matrilinéaire, leur attribue les mêmes droits et devoir qu’aux femmes, occupant une place bien définie, entre autres s’occuper de leurs parents âgés ce qui leur vaut considération. La distinction de genre n’existant pas, se découvrir muxe est une démarche collective qui a lieu au sein de la famille et de la collectivité. On rejoint ici le terme zapotèque la-have qui désigne l’humain sans distinction de son sexe.

C’est à cette communauté que rend magnifiquement hommage Thomas Lebrun, une évocation sensible et d’une grande et poignante beauté, lumineuse. Elles sont cinq, somptueusement costumées, maquillées comme un jour de fête. Dans cet espace aux murs vivement colorés, elles entrent une à une, très lentement, posent légèrement, se saluent, exprimant une douce tendresse sororale, avant de s’atteler à diverses tâches qui leurs sont dévolues. Elles brodent, coiffent, maquillent, font leur marché, cuisinent… Le geste est épuré, volontairement ralenti, ample, mesuré, dense, concentré, harmonieux… et la trivialité de leurs travaux devient cérémonial, culte d’un mystère qui n’appartient qu’à elles. Est-ce pour cela que l’une d’elle entre en transe soudainement ? Elles dansent aussi, avec une énergie inattendue, un relâchement surprenant. Elles chantent avec douceur pour accompagner leurs travaux ancillaires. Thomas Lebrun esquisse les instantanés d’une vie ordinaire qu’on pourrait croire banale, une réalité dans son évidence que la chorégraphie sublime. Cependant que nous entendons ponctuellement quelques extraits d’une rencontre avec la militante Felina Santiago Valdivieso, fondatrice des Muxes Autenticas Intrepidas buscadores del peligro Juchitán, expliquer sans fard qui elles sont, sans rien édulcorer des difficultés qu’elles rencontrent au quotidien hors de leur communauté.

Difficultés et contradictions que Thomas Lebrun soulève avec gravité mais avec la force abrasive et la douce violence de la poésie. C’est l’envers du décor et son enfer qui est aussi dénoncé. Quand dépouillée de son costume, simplement habillée d’un jupon blanc et torse nu, ceinte d’une couronne de fleur et masquée d’une tête de mort, apparaît la muxe métamorphosée en la Catrina, pour un numéro cabarettiste de dragqueen dépouillée, c’est dénoncer avec euphémisme et rude délicatesse à la fois la réduction de leur culture au travestissement, ce qu’il n’est pas, et incidemment à la prostitution dont certaines sont réduites hors de leur communauté. Rejointe par ces sœurs, dans le même appareil, c’est une étrange et somptuaire danse macabre à peine adoucie par « Le spectre de la rose » de Berlioz. L’émotion est grande soudain. Le Mexique détient le triste record, après le Brésil, du plus fort taux de meurtres homophobes au monde…

Et c’est au regard des muxes et de leur culture singulière que Thomas Lebrun interroge notre propre rapport, aujourd’hui en occident, avec la notion de genre en débat dans notre société patriarcale aux abois, une virulence réactionnaire qui voit le masculinisme (re)surgir et rejeter non sans violence la part féminine en chacun des hommes, et, malgré les avancées sociétales les droits des minorités sexuelles être remis en question avec cette confusion entretenue parfois sciemment entre le genre et la sexualité. Une dernière scène âpre conclue cette création subtile qui renverse douloureusement la première perspective. Une cérémonie funèbre où les hommes renoncent à leur féminité, dépouillés de leurs habits et attributs féminins pour d’austères costumes noirs, déposant des fleurs sur le plateau devenu la tombe ou le mémorial des victimes d’une homophobie et d’une transphobie crasse, et qu’Eddy de Pretto chante Kidd qui dénonce cette injonction à la virilité (« abusive ») qui vous flingue l’enfance et l’adulte en devenir. Création bouleversante, indispensable, qui vous frappe, vous happe, Sous les fleurs défait avec intelligence et raison les préjugés tenaces qui ne sont que constructions sociales et politiques. A l’image des cinq sur le plateau, tous superbement habités et dévoilant leur part féminine sans ambages et tels qu’en eux même sous le fard et leur vêture traditionelle, Thomas Lebrun affirme avec raison qu’en chacun de nous, indubitablement et quoi qu’on nous le défende,  sommeille une muxe.

 

© Frédéric Lovino

 

Sous les Fleurs, chorégraphie de Thomas Lebrun

Lumières : Françoise Michel

Son : Maxime Fabre

Costumes : Thomas Lebrun, Kite Vollard

Régie générale : Xavier Carré

Régie son : Clément Hubert

Assistante : Anne-Emmanuelle Deroo

Chercheur anthropologue : Raymundo Ruiz Gonzàlez

Musique : Trio Monte Alban, Maxime Fabre, Susana Harp, La Bruja  de Texcoco ( arrangement Seb Martel), Banda Regiolal Princesa Donashi, Rocio Durcal, Hector Berlioz, Eddy de Pretto, extraits de MUXES, film d’Ivan Olita, produit par Bravo Studio et avec la voix de felina Santiago Valdivieso

Masques : Ruua Masks

Conception et scènographie : Xavier Carré et Thomas Lebrun

 

Avec : Antoine Arbeit, Raphaël Cottin, Arthur Gautier, Sébastien Ly, Nicolas Martel

 

Du 3 au 6 avril 2024 à 19h30

Le samedi à 17h

Durée 1h15

 

Chaillot-Théâtre National de la Danse

1 place du Trocadéro

75116 Paris

 

Réservations : 01 53 65 30 00

www.theatre-chaillot.fr

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