© Anja Beutler
Commencer fort et finir en apothéose. Dès l’entame, casques de moto façonnant les têtes comme des aliens, masquant toute expressivité sauf des yeux perdus, brillants, lui portant échasses, elle, tutu noir, portera un gant en forme de main verte géante. Dans un clair-obscur réhaussé par les stridences électroniques jouées en live par Charlotte Simon et Toben Piel, les premières images des danseurs rampant à terre, véloces, comme fuyant un accident projettent dans le cinéma d’un Lynch (Sailor et Lula) ou d’un Cronenberg (Crash). Êtres augmentés, l’expressivité de leur mouvements en ressort accrue. Fétiches et fantasmes, leur conflictualité chorégraphiée comme une scène de combat tient autant de la parade amoureuse que d’une politique de domination. C’est net, puissant et nerveux, acéré, fortement érotisé. Les pieds métalliques de la table-carapace font écho aux échasses de l’homme-insecte, les corps se fondent entre eux. L’accouplement doit s’entendre au sens de l’emboitement de pièces mécaniques.
Meg Stuart a choisi d’extraire de ses précédents spectacles des duos et des solos, accompagnés par des musiciens. Par cette opération, par cet arrachement, c’est comme si les séquences ainsi prélevées, sans le squelette dramaturgique qui les ordonnait et les contextualisait dans leurs ensembles d’origine, se mettaient à dialoguer entre elles, enjambant leur particularité, et mettaient à jour les fondements du travail de Meg Stuart au fil des ans : une inlassable recherche partant de la matérialité des corps, de leur définition comme une limite sur laquelle buter. Ce qui était plus diffus dans un spectacle, ici concentré, affirme une corporéité en prise avec le monde, empêchée par la force des choses, ou agie par les lois du monde, agitée, bouleversée et violentée, d’un rapport à soi qui est aussi travaillé comme une altérité, d’une monstruosité qui peut aussi surgir de soi. Des mains jointes battent follement devant un visage, aussi molles qu’un chiffon effaçant le visage, bientôt défiguré lui-même par la vitesse, laissant apparaître une bouche ouverte pareil au cri de Munch. L’assemblage assume et exhibe le vide entre ses séquences. Il l’amplifie même, avec l’étrangeté d’un no man’s land, comme si le duo ou le solo, formes conventionnelles de la danse, se régénéraient aussi dans cet esseulement du spectateur. Ces interludes structurent et densifient notre vécu parce qu’ils relient deux expériences antagonistes : le corps à corps que le spectateur expérimente en réceptionnant une danse performative nourrie de la pure matérialité des corps et la pure pensée nourrie de la mémoire comme une onde de choc.
Le dernier duo se jouera à l’inverse du premier : en pleine lumière, en pleine nudité, sans truchement d’aucun fétiche. Deux jeunes femmes se jaugeant, se confrontant, violemment, jusqu’à un bouche à bouche final bien embouché. Entre temps, défilé militaire, à quatre pattes, bouche trompetant dans le cul de la première qui elle lance son salut militaire, et poiriers où les pointes de pied vont butiner dans l’entrejambe voisine. Dans cette jouissive libération des corps, dans ce joyeux affranchissement du jugement et du regard de la société, comme un pied de nez, ou plus justement ici : un pied de sexe, Meg Stuart avance entre sophistication et grotesque et confirme son indéfectible et puissante recherche au plus près des corps.
© Anja Beutler
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Solos and Duos, chorégraphie de Meg Stuart
Avec : Márcio Kerber Canabarro, Vânia Rovisco, Maria F. Scaroni, Claire
Vivianne Sobottke
Musique live : Jordan Dinsdale, Les Trucs (Charlotte Simon et Toben Piel)
Directeur technique : Tom De Langhe
Lumières : Emmanuelle Petit
Technicien son : Vincent Malstaf
Durée : 1h15 minutes
Du 28 juin au 29 juin 2023 à 21h
Centre national de la danse
1 rue Victor-Hugo
93500 Pantin
Tél : + 33 (0)1 41 83 98 98
https://www.cnd.fr/fr/
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