© Alice Piemme
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Quand on demandait à Raymond Carver la recette d’une nouvelle réussie, il répondait « Entrer, sortir, ne pas s’attarder. » Armel Roussel a retenu la leçon, on déambule, guidés d’un espace à l’autre – une cuisine, un salon, une chambre à coucher, une conciergerie, un chalet… par groupe de douze personnes, dans l’intimité de solitudes suburbaines. Le théâtre de la Tempête prend des allures de train fantôme, on arrive à l’improviste dans les maisons, au plus près des ménages, des couples déchirés pris dans la fatigue de fin de journée ou la nuit et l’on n’ose pas déranger. Carver saisit ses personnages sans passé ni avenir au bord de l’implosion, il donne au quotidien, l’air de rien, une dimension vertigineuse en coupant non seulement dans l’os mais dans la moelle du texte. Les séismes amoureux, les crises existentielles, l’éclatement des familles, tout est à mots couverts, on croit que la foudre va s’abattre mais non, chez Carver le silence pèse des tonnes. Ses figures attendent un déclic, un évènement qui va modifier le cours des choses et le plus souvent rien ne se passe. C’est la vie, c’est comme ça. Ils boivent un whisky, s’accoudent à la fenêtre et sont étonnés du rose ambré de l’aube.
La mise en espace des douze nouvelles choisies par Armel Roussel est une vraie réussite, visuelle, spatiale et dramaturgique. Chaque lieu a son identité que l’on capte immédiatement, symbolique de l’intrigue ; le décor, souvent, est un cache misère ; dans Débutants deux couples de série B s’alcoolisent autour d’un bar très middle class de l’american way of life. Quand la vraie vie apparaît, elle ne ressemble en rien à cet intérieur kitch. Dans Gloriette, un couple se déchire au milieu d’une chambre cosy au lit hollywoodien, une parodie de chambre nuptiale. Parfois le décor est métaphorique de la situation : dans Intimité (quelle ironie !) une femme au bout du rouleau règle ses comptes devant nous avec son ancien compagnon, tout en lavant son linge sale pendu aux tringles de sa loge miteuse ; dans Personne ne disait rien un adolescent, écartelé entre ses pulsions sexuelles naissantes et des parents violents, se terre dans une cabane qui ressemble à un utérus protecteur.
La direction d’acteurs montre tout avec rien, à l’image d’une écriture qui dit le maximum avec le minimum ; ellipses de jeu, ruptures, sous-entendus, montage cut, pieds pris dans le tapis, les corps des comédiens disent la fatigue d’être soi, ils restent suspendus, presque ailleurs parfois, piégés comme des rats dans un espace réduit. Il faut saluer la très belle utilisation des ouvertures vers l’extérieur (un ailleurs possible ?) avec ces fenêtres dans une lumières rasante ou tamisée, ces portes qui claquent, ces petits matins qui déchantent. Les comédiens (tous excellents) nous prennent à témoin, nous regardent à la dérobée comme un appel au secours, ils ont sculpté leurs personnages, réduits à une épure tels des Giacometti, qui marchent, se couchent, nous offrent du café avec leurs pauvres moyens pour faire bonne figure.
On a un faible pour Gloriette avec Jade Crespy et Chloé Monteiro, qui commence ainsi : « Ce matin-là, elle me verse du Teacher’s (whisky) sur le ventre et se met à le lécher. L’après-midi, elle essaie de se jeter par la fenêtre. » D’emblée, on a compris la situation. Les deux comédiennes, rêvent-elles ou sont-elles bien là ? Elles nous montrent ce qu’il y a d’indicible, d’incroyable, de tragique, tant de choses minuscules, silencieuses, qu’on a tendance à minimiser. Non, rien ne passe, on s’habitue, c’est tout. Sam Cheboul est bouleversant dans Personne ne disait rien, une journée particulière dans la vie d’un adolescent à la ramasse, qui trouve dans la pêche son unique raison de vivre. Mon seul regret est le traitement réservé à une des plus célèbres nouvelles de l’auteur Cathédrale, (nous nous garderons de spoiler) dont la mise en scène a été escamotée. Ce court récit qui voit un aveugle conduire un voyant à la vraie vision, montre superbement le chemin de la paix intérieure.
Ne vous posez pas de questions, venez les yeux fermés à la Tempête, la soirée vous réserve pas mal de surprises, beaucoup d’émotions partagées et la joie d’une expérience unique dans ce lieu magique.
© Alice Piemme
Soleil, d’après Raymond Carver
Mise en scène d’Armel Roussel
Avec : Paul-Adrien Bertrand, Sam Chemoul, Arnaud Chéron, Romain Cinter, Jade Crespy, Carole Gantner, Luicie Guien, Fatou Hane, Serge Yéroné Koto, Ashley Martin, Vincent Minne, Chloé Monteiro, Eva Papageorgiou, Jarmo Reha, Anthony Ruotte, Lode Thierry, Aymeric Trionfo, Uiko Watanabe, Coline Wauters, Judith Williquet, Karim Barras (voix) & Indianostrum (Film)
Musique et son : Pierre-Alexandre Lampert, Ashley Martin, Théophile Rey, Coline Wauders, Sarah Wéry, Judith Williquet
Lumières : Stéphane Babi Aubert
Direction technique : Nicolas Ahssaine
Réhie générale : José Moya
Décor : Alissa Maestracci
Costumes : Coline Wauters
Vidéo : Simon Benita, Koumarane Valavane & Indianostrum
Jusqu’au 22 juin 2025
Du mardi au samedi à 20h
Le dimanche à 16h
Durée : 3h
Spectacle déambulatoire en 2 parcours qui permettent chaque soir de découvrir 6 nouvelles.
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie
Route du champ-de-manœuvre
75012 Paris
Réservations : 01 43 28 36 36
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