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Solaris, texte Stanislas Lem, adaptation, conception et mise en scène de Pascal Kirsch, au Théâtre des Quartiers d’Ivry

Juin 10, 2021 | Commentaires fermés sur Solaris, texte Stanislas Lem, adaptation, conception et mise en scène de Pascal Kirsch, au Théâtre des Quartiers d’Ivry

 

© Géraldine Aresteanu

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Plus que tout autre le théâtre est un art du temps. Le théâtre sait, par son geste dans l’instant, dérouler le passé comme un à venir, ouvrir les entrailles d’un texte pour y lire ce qu’il présage de notre temps présent. Il y a, c’est certain, de la divination dans cette pratique.

Lorsque l’on assiste à Solaris, on ne peut alors qu’être profondément admiratif et stupéfait du choix de Pascal Kirsch de monter le chef d’œuvre SF de Stanislas Lem paru en 1961. Car ce projet d’adaptation pour la scène a pris racine bien avant que la pandémie n’explose, que ne réapparaissent des mots d’un autre âge, couvre-feu, quarantaine… et que l’on ne découvre le roi Progrès bien nu. Aujourd’hui ce texte vient à point nommé diagnostiquer une maladie qui ne dirait pas son nom.

A ce titre, Solaris est le spectacle essentiel de notre époque. Solaris est un miroir tendu, depuis cette autre rive temporelle, au visage grimaçant de nos certitudes, un contre-récit à la glorieuse histoire des sciences et de l’esprit humain, à notre quête exploratoire inextinguible et à la dévoration du monde qu’elle engendre. Il y a de la vanité, et pour tout dire, de la nature morte dans l’épopée que raconte Solaris. Il y a de la mort dans l’âme des personnages qui composent l’équipage de cette station spatiale en vol au-dessus de Solaris. Bien sûr, le roman de Stanislas Lem reflète les inquiétudes de son époque, d’un monde en pleine guerre froide, inquiétudes augmentées par un développement des sciences et techniques jusque-là inégalé. Mais le mal est bien plus profond, et nous en sommes encore aujourd’hui porteur sans en être toujours conscients. Flotte encore et toujours cette mélancolie post-coloniale, telle que l’universitaire Paul Gilroy la décrit avec acuité pour parler des héritiers des empires défaits : une mélancolie mortifère, destructrice, résultant à la fois de l’affaissement du bien-fondé moral de leur mission colonisatrice (qu’avons-nous fait !) et de l’écroulement des empires coloniaux (qu’avons-nous perdu !). Solaris ne dit pas autre chose, sauf qu’il le dit à travers le genre de la science-fiction, pointant le désastre en germe de l’anthropocentrisme et cette remise en cause de la colonisation.

La pierre angulaire de Solaris est sans conteste sa scénographie. Invention parfaite, qui se révèle une évidence agissante au plateau. Déjouant les pièges du décor de space opera, Sallahdyn Khatir a imaginé un espace d’une grande puissance plastique usant de peu de matériau : trois énormes disques blancs flottent, à bâbord, tribord et surplombant l’espace. A la fois hublots, corps célestes, et plus encore : lentilles de microscope, nous rappelant que ce qui se joue est peut-être une vivisection de l’esprit humain opérée par une intelligence autrement supérieure. Et puis, il y a surtout au sol des lignes et des rangées de parpaings simplement posés, formant un immense damier rectangulaire aux allures de caillebotis. Pierre philosophale et pierre de construction, de notre monde en perpétuelle expansion. Vision futuriste en lego de béton, de notre propension à s’approprier et coloniser l’espace sans fin… Si ces symboliques apparaissent et essaiment leur polysémie tout au long du spectacle, l’espace est aussi envisagé dans son prosaïsme : les acteurs évoluent sur ces plots, simplement posés au sol, dans une instabilité, produisant tensions et accidents, sculptant les corps. Cette tension entre symbole et réel, entre abstraction et familiarité, à l’instar de ce fauteuil désuet à la proue du damier de parpaings, est comme une autre traduction de ces deux lignes de force qui structurent Solaris : d’une part l’exploration de l’infini, cette fuite en avant, hors de soi, et ce retour en soi, en cet intérieur peuplé de souvenirs, de fantasmes, sorte de retour durable et terrible à l’être aimé…

Après avoir récemment travaillé les langues poétiques de Hans Henny Jahnn, ou de Maeterlinck, Pascal Kirsch privilégie ici la narration, l’histoire, adaptation d’un matériau romanesque oblige. Cela n’empêche les plus belles scènes de se poser dans le silence et dans l’écho de présences fantomatiques. Le jeu est résolument incarné, figuré, sans s’interdire la subtilité.

Solaris, enfin, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, offre une merveilleuse mise en abime de l’acte théâtral, le vaisseau spatial étant lui-même le théâtre proprement dit d’apparitions. Dans ce jeu de miroirs, et d’illusions, l’esprit du spectateur s’absorbe dans un régénérant abandon au spectacle de l’inconnu et de l’incertain.

 

© Géraldine Aresteanu

 

 

Solaris texte de Stanislas Lem

Traduction Jean-Michel Jasienko

Adaptation, conception et mise en scène Pascal Kirsch

Avec Yann Boudaud, Marina Keltchewsky, Vincent Guédon, Elios Noël en alternance avec Éric Caruso, François Tizon, Charles-Henri Wolff

Collaboration artistique Charles-Henri Wolff

Musique Richard Comte

Scénographie Sallahdyn Khatir

Costumes Virginie Gervaise

Lumière Nicolas Ameil

Son Lucie Laricq

 

Du 4 au 6 juin (17 h sauf dimanche 16 h) et du 10 au 12 juin 2021 (19 h sauf dimanche 18 h)

Durée 2 h 35

 

Théâtre des Quartiers d’Ivry

Manufacture des Œillets

1 place Pierre Gosnat

94200 Ivry-sur-Seine

Réservation : 01 43 90 11 11

www.theatre-quartiers-ivry.com

 

 

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