© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Marina Hands dépoussière la fable abstraite de Pirandello et la transforme en un plaidoyer vibrant sur l’urgence à revivre les drames passés sur scène et l’absolue nécessité du théâtre comme catharsis et rédemption.
On fait corps sur un ring bi frontal avec six personnages – le Père, la Mère et quatre enfants – qui brûlent de parler et font le siège d’une troupe en pleine répétition. À la question du metteur en scène (formidable Guillaume Gallienne en directeur de troupe dépressif) « que voulez-vous ? » leur réponse claque « nous voulons vivre, monsieur ». La répétition patine et eux sont prêts à en découdre. Bientôt, devant la troupe de comédiens médusés, ils font surgir les passions, les haines, les secrets honteux de leur famille, relation incestueuse, suicide, folie de la mère, l’histoire tragique de gens ordinaires pris dans un engrenage fatal. Ces pouilleux délabrés résistent à l’anéantissement – exister au théâtre ou périr morts nés – leur urgence vitale réveille le désir du metteur en scène blazé et l’envie de jouer de sa troupe mais comment accepter d’être représentés, « joués » par des acteurs ? « Ils n’ont rien de nous en eux » ironisent les personnages face à leur double. Peut-on dire sur scène la vérité des êtres ? Les deux groupes vont peu à peu s’apprivoiser, au rejet initial de l’autre succède l’expérience commune car ce que racontent ces personnages maladroits, nerveux, passionnés c’est notre histoire, nos âmes fracturées qui n’acceptent pas de disparaître sans avoir été entendues.
La mise en scène immersive de Marina Hands a des allures de cauchemar au rythme des apparitions et arrivées successives de la troupe, puis des personnages eux-mêmes qui surgissent du public. À la manière d’un film expressionniste, ils déboulent tels des animaux traqués. Le malaise, la tension enflent jusqu’à l’effroi final. Le décor est réduit à sa plus simple expression, tout est urgence à dire face à deux enfants muets qui observent les autres en bord de plateau, se glissent dans les coins comme s’ils voulaient disparaître. Mais « il faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on n’sen va pas, on prie » dirait Brel.
Le début mezzo voce est peu audible au-delà du cinquième rang, mais dès l’arrivée des personnages on est saisi par la honte du Père (remarquable Thierry Hancisse), la soif de vengeance de la belle fille incarnée par une Adeline d’Hermy survoltée, le mépris du fils (Adrien Simon tout de rage contenue) et la prostration de la Mater dolorosa, Clotilde de Bayser. Thierry Hancisse est la clef de voûte de cette bande de déshérités, il a l’envoûtante ambiguïté d’un Peter Lorr dans M le Maudit et la perversité doucereuse d’un Mitchum dans La nuit du chasseur. La langue nerveuse, à l’arrache, de Pirandello, dans la traduction de Fabrice Melquiot, fait merveille.
On est émus de voir cette belle troupe se regarder jouer, s’encourager, se séduire dans une mise en scène explosive. Ils vont et viennent dans un déséquilibre constant, sans filet, avec beaucoup de pudeur, avouent leurs turpitudes, leur haine, se soutiennent et se déchirent en même temps. À une époque qui prône le renoncement à ses rêves, la demi-mesure et les éléments de langage formatés, ce spectacle artisanal nous fait du bien, le théâtre c’est la vie, les faux semblants en moins.
© Christophe Raynaud de Lage
Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello dans une traduction de Fabrice Melquiot
Adaptation : Fabrice Melquiot et Marina Hands
Mise en scène : Marina Hands
Scénographie : Chloé Bellemere
Costumes : Bethsabée Dreyfus
Lumière : Bertrand Couderc
Son : Jean-Luc Ristord
Avec : Thierry Hancisse, Coraly Zahonero, Clotilde de Bayser, Guillaume Gallienne, Adeline d’Hermy, Claire de la Rüe du Can, Nicolas Chupin, Adrien Simon et Siméon Ruf, en alternance Margot Desforges, Manon Dujardin, Cléophée Petiot
Durée : 2 heures
Jusqu’au 7 juillet 2024
Du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h, le dimanche à 15h
Réservations : 01 44 58 15 15
www.comedie-francaise.fr
Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier
21, rue du Vieux Colombier
75006 Paris
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